Pass Sanitaire : une voix discordante

Article proposé à la publication sur Rebellyon.info :

Depuis le début du mouvement contre le pass sanitaire on ne compte plus le nombre d’articles incitant à s’y joindre à l’extrême-gauche. Cet article défend l’idée qu’il s’agit d’une grosse erreur d’un point de vue révolutionnaire et propose d’analyser les ressors de cette convergence avec un mouvement fascisant.

Le fait que la question du pass-sanitaire soit débattue à ce qu’on va appeler « l’extrême-gauche » par facilité de langage n’est pas en soi alarmant, ce qui l’est c’est la quasi-unanimité sur ce sujet au point d’en appeler à se joindre à une mobilisation clairement d’extrême-droite. Parmi l’extrême-gauche je désigne à la fois les organisations telles que la CNT, l’UCL, le PRCF, le NPA mais également les médias dits « anti-autoritaires » tels que Rebellyon à Lyon, iaata à Toulouse, paris-lutte.info (en somme la sphère « indymédias »), lundi.am, Contretemps, etc…

Il me semble donc nécessaire non seulement de dénoncer le mouvement en lui-même afin de faire exister une voix discordante mais aussi de dégager quelques pistes de réflexion pour comprendre le marasme idéologique qui permet à l’extrême-gauche de s’y égarer. Je sais très bien que je publie sur un média militant anti-autoritaire, donc je ne vais pas m’attarder à vanter tout ce que nous avons en commun et m’attaquer sans détour à ce qui me semble problématique.

La position de l’autruche ou l’autonomie prolétarienne selon l’extrême-gauche

Dans la plupart des articles les anti-autoritaires prennent les précautions d’usage pour se démarquer des conspirationnistes, appelant même à jeter ceux qui le sont trop explicitement hors des cortèges – sans qu’on sache bien quelles en sont les conséquences réelles. Ils précisent bien, pour la plupart, que le problème n’est pas le vaccin mais la façon dont il est imposé ou l’hypocrisie du gouvernement. Malgré tous ces détours rhétoriques la question est belle est bien celle de la vaccination obligatoire dont le pass permet de contrôler qu’elle est respectée. Il y a donc deux axes permettant de contester cette mesure : l’obligation et l’efficacité du vaccin. Évidemment, à moins de céder complètement à l’ésotérisme anti-scientifique l’extrême-gauche ne conteste généralement pas l’efficacité du vaccin – en tout cas elle ne choisit pas principalement cet axe. En revanche à cause de son malaise vis-à-vis de la notion d’obligation elle défend la liberté de douter et d’agir conformément à ce doute.

Il est vrai qu’en soi le doute est une étape nécessaire de toute réflexion en particulier scientifique. Toutefois il faut également questionner l’exercice de ce doute. Et je suis sûr que la plupart des militants d’extrême-gauche m’accorderont qu’il y a un problème quand on doute des scientifiques spécialistes du vaccin alors qu’en parallèle on croit sur parole « conspi_du_69 » qui poste sur youtube une vidéo d’un mec qui tombe de sa chaise avec en titre « DANS UN CENTRE DE VACCINATION ! ENCORE UN CAS SUSPECT »… Ou lorsqu’on accorde sa confiance à des spécimens antivax de longue date comme Tal Shaller qui prétend d’autre part soigner avec de l’urine (il est « urinologue ») et à des gens qui parlent avec lui comme si sa parole pouvait avoir de la valeur. Les précédents nous apprennent pourtant que les fantasmes collectifs sur les vaccins sont bien plus courants que les effets secondaires et qu’ils se sont toujours avérés faux. Quand on a développé le vaccin contre le H1N1 Keny Arkana, une rapeuse conspirationniste trikar sauf parmi quelques raveurs bobos [1], sortait dans son son « V pour Vérité » qu’il y avait « peut-être une puce dedans »… Lors du vaccin contre l’hépatite B des médecins improvisés nous expliquaient déjà que ça causait la sclérose en plaque. Et ce sans le « recul » dont ils nous rebattent les oreilles H24 aujourd’hui. Parce que quand on l’a eu le recul on a remarqué que c’était une tempête dans un verre d’eau, il n’y avait ni puce ni sclérose en plaque. A l’inverse la covid fait des morts et des hospitalisés, des complications à long terme et le vaccin a prouvé son efficacité.

Cet usage du doute révèle un problème complexe de manque de démocratie en science auquel répondent les vulgarisateurs, les sites de savoir partagé tels que wikipédia ou ceux contournant les barrières des revues et éditeurs comme libgen ou sci-hub. Ceci dit ce n’est pas seulement l’information qui fait défaut, c’est aussi son usage, le raisonnement, voire, pour le dire de façon pompeuse, l’épistémologie (qu’est-ce-qui fait qu’un fait prouve ou pas une hypothèse ?). Et ce genre de problèmes est très long à résoudre, c’est une question d’éducation, parce que notre cerveau a des raisonnements spontanément biaisés. A-t-on ce temps en pleine épidémie ? N’est-ce pas un travail auquel l’extrême-gauche aurait dû s’atteler depuis belle lurette en défendant la science et sa méthode et dont on paie les conséquences aujourd’hui par la méfiance envers le vaccin [2]. Il s’agit là encore d’un témoin de l’influence romantique au sein de l’extrême-gauche.]] ?

Ces problèmes de démocratie dans la recherche scientifique, de surexposition à des informations diverses, souvent de mauvaise qualité, les réseaux sociaux et leurs algorithmes… sont complètement occultés par la focalisation sur la « liberté de choix ». L’extrême-gauche abandonne ici le domaine de l’idéologie sous prétexte que ce serait des préoccupations de théoriciens éloignés du terrain et refuse donc de réfléchir à ce qu’elle entend par « liberté ». Est-on libres lorsqu’on est portés par ses émotions ? Lorsqu’on fait des choix à partir d’informations fausses qu’on a pas su (et non « pu ») vérifier ? D’autre part on n’insiste peut-être pas assez sur le fait que le doute n’est qu’une « étape » qui doit nous amener à des certitudes, quand bien même elles seraient provisoires. A fortiori en politique ce sont ces certitudes sur lesquelles s’appuie la prise de décision, dont les conséquences ont vocation à être collectives. Or, évidemment, cela s’oppose à l’individualisme où chacun gère sa propre vie comme il l’entend.

Or l’extrême-gauche anti-autoritaire en particulier refuse cette responsabilité sous prétexte de promouvoir l’autogestion ou l’autonomie du prolétariat – ce qui pour moi signifie qu’elle se conçoit comme en-dehors du prolétariat sinon son activité théorique serait de fait l’exercice de l’autonomie prolétarienne. Pourtant la révolution doit porter une société meilleure que celle combattue. En l’occurrence nous sommes face à une épidémie qui est grave et en particulier un nouveau variant qui se propage à une vitesse très préoccupante. La société que nous combattons répond, en France, par la vaccination et le pass sanitaire visant à la rendre semi-obligatoire. Que proposent les révolutionnaires de mieux ? … Absolument rien. Ils se limitent à militer pour que cette réforme ne passe pas et dénoncent, à juste titre, la casse de l’hôpital public. On n’a ainsi pas la moindre idée de la façon dont une société plus saine réagirait dans une situation sanitaire comme celle à laquelle nous sommes confrontés. En gros au lieu de réfléchir aux problèmes qui existent au sein du peuple pour s’organiser en vue d’imposer un modèle de société meilleur que le capitalisme on fait ce qu’il faut bien appelé du réformisme radical en critiquant toutes les décisions d’état. Donc en somme en attendant que tout vienne de lui. C’est de l’agitation sans proposition positive.

On a bien quelques voix pour expliquer que la vaccination est la solution mais qu’elle ne doit pas être imposée, qu’il faudrait un débat démocratique et informer plutôt que réprimer. Concernant l’information c’est déjà le cas, rien ne sert de le nier : l’état honni informe et communique, il se contente pas de réprimer et contrôler [3]. Il en est de même du monde scientifique, des vulgarisateurs et de nombreux médias « mainstream » ou pas. Mais si ces propositions (débat ou information) sont insuffisantes pour étendre la couverture vaccinale c’est parce qu’elle n’ont de sens que dans une société saine, sans classes sociales aux intérêts antagonistes et sans une petite-bourgeoisie hystérique utilisant les nombreux médias (en particulier les réseaux sociaux) à sa disposition pour faire de la propagande individualiste et complotiste. Enfin si le débat démocratique s’embourbe (ce qu’il ne manquera pas de faire étant donnée l’intense désinformation propagée par les voisins de manifs de l’extrême-gauche) et que trop peu de gens se vaccinent, doit-on laisser les services de réanimation se saturer et les morts s’accumuler pour défendre une « liberté » illusoire ?

Collectivisme ou individualisme

Pourtant a priori la gauche et a fortiori la gauche révolutionnaire c’est la coopération, le commun, la solidarité, « la liberté des autres étend la mienne à l’infini », « pas de liberté sans égalité sociale et économique »… Le révolutionnaire est matérialiste et ne croit pas au libre-arbitre, la liberté est un construit social : la société, en favorisant la réflexion rationnelle et en permettant à chacun d’avoir à disposition des informations de qualité rend possible la prise de décision éclairée, rationnelle donc libre, à condition d’être égalitaire, qu’il n’y ait pas de classes sociales aux intérêts antagoniques et aux moyens matériels divergents. Le vaccin est typiquement une pratique de gauche pour le dire grossièrement. Le vaccin c’est justement faire primer l’intérêt et l’action collectifs sur les intérêts et comportements individuels. Il ne sert pas à se protéger soi avant tout, l’argument « je suis en bonne santé donc je n’en est pas besoin, que les personnes à risque se vaccinent si elles craignent » ne devrait même pas exister. Il n’est pas non plus tout à fait correct de parler de « protéger les autres » ce qui demeure une vision focalisée sur l’individu selon laquelle je ne contamine pas les personnes que moi, individuellement, je croise. Le vaccin repose sur l’immunité collective – et c’est ce qui fait qu’il n’a pas besoin d’éviter à 100% des personnes vaccinées d’avoir une forme virulente, contagieuse, pour être efficace [4]. En baissant le nombre moyen de personnes qu’un individu vacciné est susceptible de contaminer le temps qu’elle a la covid le vaccin permet de réduire la circulation du virus jusqu’à ce qu’il « disparaisse ». Mais pour ce faire il faut impérativement que la vaccination soit massive. Ça implique une conception du collectif autre que la somme des choix personnels. Ajoutons que le fait que la vaccination soit moins efficace contre certains variants devrait justement être argument pour la vaccination en urgence (donc sans attendre de convaincre les récalcitrants par un « débat démocratique » à l’issue incertaine) puisque moins il y a de personnes vaccinées, plus le virus circule, plus il mute et donc plus de nouveaux variants se développent.

Sans proposer un moyen pour la massifier les appels de l’extrême-gauche en faveur de la vaccination ne sont rien de plus qu’une pétition de principe. Le pass-sanitaire permet précisément cela. Oui c’est désagréable pour toutes les personnes qui avaient mieux à faire que de se faire vacciner (aller au restaurant par exemple ?) mais c’est probablement bien plus efficace que n’importe quel « débat démocratique » voir que n’importe quelle campagne d’information qui existe d’ailleurs d’ores et déjà. A moins de proposer une autre solution tout aussi efficace (ou de remettre en cause l’efficacité de la vaccination) on doit bien reconnaître que le pass-sanitaire en soi n’est pas une mauvaise mesure – et certainement pas la pire passée en ce moment. De fait, combien de personnes se sont vaccinées pour l’obtenir – pour voyager, travailler, aller au ciné [5] ? Notons par ailleurs que l’état prend probablement cette mesure à contre-cœur pour éviter un nouveau confinement par exemple car ça n’est pas dans l’intérêt de la bourgeoisie que la fréquentation des commerces soit diminuée. On peut contester évidemment que des tests PCR permettent d’obtenir le pass sanitaire alors qu’ils sont incertains ou que dans les lieux où le pass sanitaire est nécessaire il soit parfois autorisé de retirer son masque, mais cela revient justement à dire que le pass n’est pas assez restrictif. En revanche il me semble clair que la vaccination devrait être obligatoire.

« Comment un anarchiste peut parler d’obligation !? » diront alors les chantres de l’anti-autoritarisme. Si vous êtes capables de comprendre comment on peut priver Zemmour de s’exprimer sur la plateau télé et génération identitaire de manifester et s’organiser en collectif, creusez-vous les méninges car c’est la même logique. Plusieurs vaccins sont d’ores et déjà obligatoires en france sans que ça ne choque personne à part les antivax les plus convaincus (comme notre urinologue adoré). Si on admet que la covid tue et que le vaccin est efficace alors comment justifier qu’il ne soit pas obligatoire ? Et comment vérifier qu’il a bien été effectué sans un pass sanitaire ou un carnet de vaccination – qui jouerait du coup le même rôle ? Comment inciter les gens à se vacciner sans que ce soit un minimum contraint ? Mais au lieu de trouver des solutions les « anti-autoritaires » mettent en avant la liberté de disposer de son corps et la liberté de choix dans la plus pure tradition libérale où le corps est notre propriété et qu’évidemment on doit pouvoir jouir comme on l’entend de notre propriété. La décision est alors une affaire de sentiment, il faut être en paix avec soi-même, la vérité c’est secondaire. Dans un article sur iaata [6] il est dit en somme « peu importe les raisons de mes amis, c’est leur choix »… « Peu importe les raisons », ne signifie rien de moins que mettre de côté la question de la politique, de l’idéologie et plus généralement de la vérité : on ne se demande pas si ces arguments sont fondés, on ne prend pas position et donc on ne propose aucune « bonne façon d’agir » en fonction de ses convictions. Que des gens prennent de mauvaises décisions ce n’est pas un problème, les conséquences on s’en fout (quoi qu’il n’y ait pas de « mauvaises » décisions pour l’auteur de cet article, je parie, puisque si tu suis ton cœur c’est forcément une bonne décision).

C’est la liberté de pouvoir consommer sans assumer son choix de ne pas s’investir dans l’immunité collective qui est défendue jusqu’à l’extrême-gauche. Demain ce sera quoi ? La liberté de fumer dans les lieux publics fermés parce que c’est de la discrimination d’en interdire l’accès aux fumeurs ? La liberté d’amener du shit à l’école sous prétexte que c’est notre corps on fait ce qu’on veut et on ne devrait pas être exclus de certains lieux pour ça ? Bien sûr que nos comportements ont des conséquences sur les autres. Et dans le cas de la covid c’est encore plus vicieux puisque ces conséquences on peut ne jamais les connaître puisqu’on peut être porteur sans le savoir et même avec des symptômes on ne peut pas savoir qui on a contaminé. Au final la véritable question est donc bel et bien, malgré ses démentis, de savoir à quel point l’extrême-gauche elle-même considère que l’épidémie est un problème et la vaccination une solution.

Romantisme et complotisme

L’autre problème plus préoccupant est que, si elle conteste la méfiance vis-à-vis du vaccin, l’extrême-gauche se reconnaît probablement dans celle à l’égard de l’état qui anime les conspirationnistes puisqu’elle est elle-même convaincue que la vie du peuple l’indiffère. C’est que l’extrême-gauche est rompue à la sociologie structuraliste [7] qui, poussée à l’absurde et sous prétexte de matérialisme, suggère qu’il y aurait une relation mécanique de cause à effet entre intérêts matériels et donc place dans les rapports de domination d’une part et opinions, choix, comportements… d’autre part. En somme, les dominants ne sont de toute manière par dignes de confiance car la seule chose qui les préoccupe intrinsèquement et explique leurs choix est de rester à leur place. Sans doute cette approche est-elle celle d’une extrême-gauche qui n’en pas issue bien qu’elle prétende lutter pour les « classes populaires » car elle oscille entre populisme et misérabilisme. Elle doit trouver dans le discours anti-état et anti-« Big Pharma » un moyen de se sentir exister au sein du peuple qu’elle peine d’habitude à mobiliser.

Alors il n’est pas question de dire que l’état n’est pas contestable, mais sortir de la critique simpliste du type « l’état est du côté des riches donc il ne fait rien dans l’intérêt des pauvres [8] » qui n’est pas pour rien dans la convergence entre l’extrême-gauche et l’extrême-droite. Même avec cette logique cynique en termes d’intérêts, qui reste caricaturale, jusqu’à preuve du contraire les pauvres ont le droit de vote et il leur arrive même de prendre les armes. Donc bien sûr que quand il le peut le gouvernement s’intéresse aussi à eux. Et si on sort de cette logique caricaturale il faut reconnaître aussi, même si ça semble insurmontable à certains, que les politiciens restent des humains également tiraillés parfois par la compassion, par des convictions, etc… Il est juste de dire que celles-ci sont de bien peu de poids face aux questions de budget et aux intérêts carriéristes ou au lobbying néanmoins il est faux de nier purement et simplement leur existence.

Et c’est justement sur ce point précis que, selon moi, le mouvement est poreux (pour commencer gentiment) au fascisme. C’est-à-dire que la logique des personnes qui tombent dans ces panneaux conspirationnistes c’est que « si ça vient de l’état il faut forcément se méfier ». Alors que conspi_du_69 est un anonyme donc a priori « quelqu’un comme nous » venant du peuple et sans intérêt politique ou financier. Or, pour qui a une conception du fascisme un peu plus fournie que les groupes antifas, il est clair que ce raisonnement l’est. Le « peuple authentique » contre la science froide et l’état calculateur au service des élites (ici « Big Pharma ») : cette vision romantique est la matrice idéologique du fascisme. Le conspirationnisme EST le fascisme [9].

A partir de là je vais présenter mon point de vue sur la situation, il est probablement encore approximatif mais je pense qu’il a la vertu de mettre en exergue des problèmes complètement occultés à l’extrême-gauche, et propose une approche qu’on n’y trouve que rarement. Il me semble d’abord important de définir ici ce que j’entends par romantisme :Retour ligne automatique
1) le rejet de la société industrielle et de sa rationalité au profit de la dignité des sentiments et d’un retour à un passé fantasmé et aux traditions. Le monde moderne est représenté comme froid, urbain, perdu dans les calculs et la mesure, détruisant les traditions, le « local », l’artisanat, les intuitions populaires (dont les traditions seraient un témoin), le sens du devoir et l’identité… Il faudrait opposer la sensibilité au rationalisme, l’humain au profit, la sobriété au consumérisme, la nature à l’industrie, les sentiments au matérialisme…Retour ligne automatique
2) l’attention particulière portée à l’esthétique, en l’occurrence dans la lutte, à l’apparence. Typiquement ce qu’on appelle le « Riot Porn » dont une partie de l’extrême-gauche est grande consommatrice est un syndrome du romantisme. D’ailleurs l’insurrectionnalisme en soi est romantique car fasciné par un imaginaire (avec une insistance sur le côté « image ») assimilé à la lutte. Le romantisme est donc particulièrement lié à la notion de résistance et de dissymétrie dans la lutte. L’idée de groupes clandestins (de comités invisibles ?) devant œuvrer dans l’ombre, dans les interstices, dans une lutte quasiment absurde étant donné la supériorité de l’ennemi [10] sur tous les plans et donc guidés par leurs émotions, leur rage face à l’injustice, leur droiture morale, cet imaginaire relève du romantisme. Il est déversé dans tous les grands succès de la cinématographie critique comme fight club, matrix ou plus récemment mr. Robot (et également le grand classique de la littérature 1984).

Cette critique romantique du système s’oppose à la critique matérialiste du capitalisme. Si l’on veut aller plus loin on pourrait suggérer que la seconde est la critique révolutionnaire, développée par le mouvement ouvrier grâce à la science. Elle aboutit à fonder le capitalisme sur le salariat et la propriété privée des moyens de production. A l’inverse la première, la critique romantique, se distancie de la méthode scientifique, notamment pour ne pas aboutir aux mêmes conclusions. Ce qui nous fait dire qu’elle est portée par la petite bourgeoisie et non par la classe ouvrière qui est capable d’assumer ces conclusions et de s’organiser de façon rationnelle pour renverser le capitalisme.

Avec la Covid nous traversons une crise, qui est générale d’ailleurs et pas seulement sanitaire. Or évidemment en période de crise les modes de vie sont bouleversés, et d’une certaine manière ils doivent l’être pour qu’on en sorte. Or il se trouve une couche intermédiaire entre le prolétariat et a bourgeoisie qui ne supporte pas de voir sa routine bouleversée surtout si c’st pour être réduite à une discipline collective comme si elle était « comme tout le monde » (comprendre « comme de vulgaires prolétaires ») : j’ai nommé la petite-bourgeoisie. En france l’influence de la pensée petite-bourgeoise est importante et je pense qu’on la retrouve actuellement dans la volonté de « reprendre la vie d’avant la pandémie » c’est-à-dire se concentrer sur sa carrière, ses projets personnels, sa famille, sa consommation… La remise en cause de ses privilèges et les exigences collectives qu’implique la crise a tendance à pousser la petite-bourgeoisie dans une contestation par l’irrationnel [11]. Ça peut passer par le déni de la réalité de la crise – par exemple de la dangerosité du virus – et par la considération que la crise est en fait un complot dirigé contre elle pour l’empêcher d’avoir sa chance dans la concurrence capitaliste. Concrètement l’« élite » l’empêcherait de mener sa carrière, sa consommation, sa vie de famille car l’« élite » voudrait lui mettre des bâtons dans les roues plutôt que partager le gâteau. Cette critique romantique va de pair avec une focalisation sur la répartition des richesses plutôt que sur leur production. Elle s’exprime en particulier par le rejet de l’état et du personnel politique qui sont responsables de cette répartition ainsi que des médias. Ces différentes institutions et personnes sont traitées en traîtres comme si elles avaient un jour été de notre camp – ce qui montre que ce rejet du matérialisme empêche de saisir leur fonction sous le capitalisme. La petite-bourgeoisie est définie par son opportunisme ce qui explique en partie son irrationalité en politique : son romantisme peut très bien passer d’un pseudo-démocratisme radical (sauce Chouard ou RIC) au soutien de régimes autoritaires avec toujours en tête l’idée qu’il faut tenir en laisse les gros capitalistes et assurer ainsi une concurrence égalitaire [12]. L’état, le personnel politique et les médias deviennent cependant les cibles privilégiées des mouvements fascisants car ils sont considérés comme ceux ayant les moyens de réparer l’injustice mais ne le faisant pas.

Et s’il est un point sur lequel il faut insister c’est le suivant : Non cette vision n’est pas un égarement temporaire du peuple dans sa marche vers la révolution, non il ne faut pas encourager les gens dans cette voie en se félicitant qu’« au moins, enfin, ils se bougent » et que ce n’est que par la lutte (conçue uniquement comme sortir dans la rue face à la police) qu’ils apprendront ou encore que « Le peuple est comme il est, jamais comme certains voudraient qu’il soit [13] ». Mais le problème est peut-être que l’extrême gauche elle-même partage en partie cet anticapitalisme romantique [14]. Remplaçant le terme « élite » par celui de « bourgeoisie » mais lui conférant les mêmes caractéristiques. Ce qui va d’ailleurs de pair avec une certaine faillite de l’antifascisme.

L’extrême-gauche défend l’idée qu’on frôle la dictature policière, en réalité, on pourrait ici même étendre ce constat jusqu’à La France Insoumise. Dire que la bourgeoisie est une classe bien consciente de ses intérêts, organisée et capable d’élaborer des plans et de les faire appliquer par l’état à sa solde semble même banal à l’extrême-gauche. Les lois qui sont votées seraient quasiment dictées par l’élite, tout comme les discours tenus dans les médias, le racisme servirait à diviser le peuple… tout est verrouillé, contrôlé par la bourgeoisie. De même, qui, à l’extrême-gauche, n’a jamais entendu la spontanéité du peuple être louée ? Comme si derrière chaque vitrine cassée, chaque patron agressé voir, pour les plus cyniques des militants, chaque fils de riche racketté, s’exprimait la conscience de classe, ou plus exactement un inconscient de classe. Les idéologies froides et calculatrices, la discipline qu’exige leur application y sont volontiers conçues comme des trucs d’intellectuels éloignés du terrain et forcément bourgeois sur les bords. Les grands discours, les raisonnements dialectiques, c’est bourgeois, académique, le peuple authentique parle avec les tripes, sans y mettre forcément les formes, mais avec une connaissance pratique de la domination et ne pas y voir de la conscience de classe serait du mépris de classe selon certains sociologues critiques en herbe. Dire que le peuple peut s’égarer dans des dédales conspirationnistes est dans la suite logique, avec comme sous-entendu que ce serait sans conséquence car provisoire étant donné que ce n’est pas dans l’intérêt du vrai peuple.

En somme il y a donc deux dynamiques du romantisme à l’extrême-gauche : premièrement le populisme qui permet de considérer que la spontanéité du peuple le tire forcément dans la bonne voie et le conspirationnisme n’est qu’un errement temporaire, deuxièmement l’adhésion partielle à cet errement, le conspirationnisme ne serait pas si éloigné de la vérité (selon une partie de l’extrême-gauche en tout cas).

Antifascisme

Parmi les arguments démagogiques que j’ai moi-même pu défendre du temps des gilets jaunes (qui semblent s’être inscrits définitivement dans le paysage contestataire selon l’extrême-gauche) il y a celui-ci « il ne faut pas laisser la rue / le mouvement à l’extrême-droite ». Peut-être que cet argument aurait moins de poids si l’extrême-gauche abandonnait son habitude de se greffer aux mouvements des autres (que ce soit la CGT ou, aujourd’hui, les réseaux conspirationnistes) et organisait ses PROPRES manifestations avec ses PROPRES mots d’ordre. Encore faudrait-il qu’elle soit capable de mobiliser plus que ses niches. Et si elle n’en est pas capable peut-être devrait-elle aussi se questionner sur ses propres lacunes. En attendant, va-t-on à la manif pour tous pour porter une critique « révolutionnaire » du mariage comme institution et éviter que les « pas trop fachos » entrent à l’action française ? Je ne crois pas. En soi cet argument suppose que le mouvement contre le pass-sanitaire serait mené par des personnes vierges politiquement, les fameux « primo-manifestants » par exemple, et récupérés par l’extrême-droite réduites à ses organisations. Or cette conception abandonne la vision du fascisme comme un mouvement dynamique et global qui se retrouve dans toute la société et pas uniquement dans la sphère politique, elle abandonne aussi l’importance de l’idéologie.

La mode à l’extrême-gauche est de croire que le fascisme passe par le haut, par l’état et notamment par ses mesures dites « sécuritaires », la fameuse « société de contrôle ». Or c’est le contraire : le fascisme naît dans la petite-bourgeoisie et contre l’état républicain. Il s’est structuré historiquement au sein d’organisations extra-parlementaires paramilitaires comme les corps francs en allemagne, les faisceaux en italie ou les ligues en france. De Boulanger aux croix de feu la stratégie s’accommodait toujours fort bien d’une lutte contre l’état. Mais avant d’en arriver là il faut que sa matrice culturelle ait suffisamment infusé, et elle n’est pas toujours portée par des organisations mais également par des individus isolés, soi-disant issus du peuple et pas spécialement investis en politique, par exemple Julius Evola, Goethe, Giovanni Pascoli – et pourquoi pas Tolkien [15] ? – ou notre bon vieux Céline national, le Freeze Corleone des années 30.

Le fascisme se veut ni de droite ni de gauche, anti libéral et anti communiste. Et dans les faits il prend bel et bien ses racines autant à l’extrême-droite qu’à l’extrême-gauche. Boulanger a attiré des partisans de Proudhon et le cercle Proudhon en a pris le nom réunissant des syndicalistes révolutionnaires et des membres de l’action française. Ces mouvements contestataires posaient les bases intellectuelles du fascisme avant même de pouvoir appliquer des lois autoritaires et racistes. Le fascisme ne se définit pas avant tout par l’autoritarisme et le racisme, il se définit plutôt par le conspirationnisme (si l’on veut parler en termes récents) et le nationalisme. Il est les héros du peuple (= confondu avec la nation) contre la « ploutocratie internationale [16] » qui corrompt les institutions publiques et les médias. En soi la principale chose qui prémunit l’extrême-gauche contre le fascisme actuellement c’est son rejet du nationalisme et du racisme [17] et son adhésion à la conception libérale de la liberté. Malheureusement en adoptant le reste de sa grille de lecture romantique plutôt que d’y privilégier le matérialisme elle participe à mettre le peuple sur les rails menant au fascisme.

Répétons-le : non le fascisme ce n’est pas l’état qui se durcit progressivement au fil des lois comme si il n’existait qu’une différence de degré dans l’intolérance, la répression et l’autoritarisme avec la république. Comme si l’idéologie et la dimension culturelle ne comptaient pour rien. Comme si « Macron – Le Pen même combat, celui de la bourgeoisie ». Le fascisme c’est avant tout un anticapitalisme de type romantique qui se développe non pas par des lois au sommet au l’état mais au sein du peuple par la contestation de l’état et de l’élite. Hitler, comme Soral, ont été d’abord les victimes de la répression d’état, est-il nécessaire de le rappeler ? Le fascisme c’est avant tout la contestation par une partie des masses – de la petite bourgeoisie mais aussi du prolétariat – d’une élite fantasmée, machiavélique et philistine, qui serait unie, consciente de ses intérêts et corromprait les gouvernements, les médias et les scientifiques pour réaliser ses plans aux dépens du peuple et donc le fascisme n’est pas un fruit de l’autoritarisme ou de la violence, qui sont plutôt des conséquences de son approche romantique.

Suivant cette logique on comprend bien mieux qu’un mouvement tel que celui contre le pass sanitaire glisse aussi facilement dans des comparaisons antisémites honteuses entre le nazisme et la politique sanitaire du gouvernement. Sans parler des discours accusant carrément les juifs d’être à l’origine de la pandémie ou du complot vaccinal (le génocide des Juifs est donc instrumentalisé par des personnes qui ensuite reproduisent les clichés antisémites qui l’ont justifié, on est à un niveau d’indécence contre lequel seules les baffes me semblent être un remède efficace) [18]. Mais il faut dire ce qui est, l’extrême-gauche est globalement à la ramasse sur les questions d’antisémitisme [19] et l’antifascisme incapable de reconnaître l’importance du phénomène conspirationniste puisque lui-même s’embourbe dans une vision de la société où l’état serait une machine policière, répressive et le terreau de la dictature. Rappelons qu’il a fallu attendre plusieurs années avant que Dieudonné soit rejeté unanimement à l’extrême-gauche (et encore, unanimement est un bien grand mot) [20].

Mais évidemment mon point de vue implique d’admettre que la bourgeoisie n’est pas une classe parfaitement consciente de ses intérêts, parfaitement organisée pour les défendre. Comme pour le prolétariat cette organisation elle doit la construire contre des tendances à la division du fait de la concurrence entre capitalistes mais aussi entre fraction de capitalistes. Admettre également que l’état n’est pas puissant et qu’au contraire il est en ce moment impuissant, incapable de gérer la pandémie et les conflits entre classe et au sein des classes entre fractions. Nous ne sommes pas dans une dictature policière ni un royaume de la surveillance généralisée. Enfin cela implique de reconnaître que si le peuple ne se vaccine pas ce n’est pas avant tout la faute de l’état qui ne mettrait pas les moyens ou l’aurait rendu méfiant par sa mauvaise gestion de la crise jusque là. Mais parce que le « peuple » est rongé par l’individualisme petit-bourgeois provoqué par la marchandisation et la société de consommation produite par les décennies de croissance après la seconde guerre mondiale. Tout n’est pas la faute de l’état qui contrôle tout ou veut tout contrôler car le peuple serait dangereux. Sinon comment se fait-il que jusqu’ici la totalité des mesures prises par l’état ont été transgressées et sans aucune sanction la plupart du temps (malgré la médiatisation des exceptions) ? Durant le confinement et le couvre-feu on voyait des gens dehors, des soirées étudiantes dans les appartements, des restos ouverts, des gens sans masque, sans aucun contrôle… Que dire de l’application de gel hydro-alcoolique dans les commerces, du nombre limite de personnes dans les commerces, du carnet de rappel dans les restaurants… Toutes ces mesures étaient, au mieux, vaguement respectées, pour un pays sous une dictature ça parait assez contre-intuitif.

La lecture qui me semble correcte est donc l’exact inverse : l’état est dépassé par la crise sanitaire et ne contrôle pas grand chose. Et c’est probablement ça qui explique l’autoritarisme dont il peut faire preuve. Ça implique donc de penser que l’état n’est pas le moteur de la société mais qu’il réagit aux intérêts divergents au sein de la société qui deviennent encore plus saillants en situation de crise. En l’occurrence l’état est tiraillé entre la réalité de l’engorgement des services de réanimation, de la circulation du virus et du nombre de morts et les intérêts de la petite-bourgeoisie et d’une partie de la grande bourgeoisie qui ne veulent surtout pas fermer leurs commerces ou payer des salariés à rien foutre (malgré les multiples aides de l’état). Le prolétariat quant à lui n’est pas rendu passif par l’état, il est passif (politiquement) du fait de l’individualisme, de la société de consommation, tout ce qui importe c’est de pouvoir reprendre la vie d’avant, sa carrière, ses soirées, ses barbecues… Et c’est ce qu’on ressent dans l’opposition à ce pass-sanitaire qui interdit l’accès à des lieux de consommation ce qui est intolérable pour des gens dont toute l’existence est définie par la consommation. Mais évidemment dire ça n’est pas populiste car c’est considérer que certains problèmes viennent de la mentalité même du peuple. Qu’elle soit produite par le capitalisme (et non plus par l’état) le dédouane – de toute façon nous ne cherchons pas de responsables, malgré tout en tant que révolutionnaire ce n’est évidemment pas en réformant le capitalisme qu’on va gagner en conscience mais en agissant au sein du peuple, sur le peuple, en tant que peuple pour proposer mieux et montrer l’impasse du je-m’en-foutisme.

Conclusion

Il ne s’agit pas de dire que les participants à la mobilisation contre le pass sanitaire sont fascistes, ce serait justement encore une conception centrée sur l’individu. C’est le mouvement qui profite au fascisme. Les opinions personnelles des uns et des autres ne changent pas la couleur politique du mouvement car c’est ce que ses participants ont en commun qui le définit. Ce n’est pas parce que tu vas manifester en étant opposé à l’antisémitisme ou même que tu vires les fachos les plus explicites du cortège que tu vas changer la direction du mouvement et son fond idéologique. Ce qui unit les manifestants demeure un attachement à la liberté version libérale et une vision romantique de la société et de sa contestation. Or le romantisme, quand il devient contestataire et « anticapitaliste », ne favorise jamais que le fascisme. A Montpellier « Des professionnels de santé ont carrément dû replier en urgence une tente dédiée au dépistage du covid-19 sous la pression de la foule… » https://lepoing.net/montpellier-la-mobilisation-contre-le-pass-sanitaire-franchit-le-cap-symbolique-des-10-000-manifestants/ Comment y voir autre chose que la suite logique de la fuite en avant dans l’irrationnel, la spontanéité tant vantée qui devient vite violence et le sentiment d’être investi d’une mission transcendantale ? Est-ce réellement un événement marginal ou est-il symptomatique ?

Y a-t-il des bonnes raisons de s’opposer au pass sanitaire ? Sans doute y en a-t-il de s’opposer à la façon dont il sera appliqué mais de mon point de vue il n’y en a aucune de participer au présent mouvement. Tout ce qui bouge n’est pas rouge comme titrait un article un peu plus censé que les autres sur Rebellyon. Tout ce qui « vient du peuple »« et parait spontané a bien plus de chance de glisser fasciste que révolutionnaire. Il n’y a aucune raison de soutenir un mouvement dont les têtes d’affiche sont Francis Lalanne, Bigard, un urinologue, des coachs de vie ésotériques, des lanceurs d’alerte improvisés sur Instagram, Philippot, Dupont-Aignan… Car que vous le reconnaissiez ou non ce ne sont pas des personnes déjà fascistes et convaincues qui relaient ces personnalités, c’est votre »peuple spontané » qui les porte.

C’est un mensonge de dire que l’extrême-droite « récupère » ce mouvement : elle en est à l’origine [21], ce mouvement EST d’extrême-droite et SEULE l’extrême-droite peut en profiter. Malgré tous les efforts faits par l’extrême-gauche ce ne sont pas, en grande majorité, ses « analyses » qui sont relayées parmi les « primo-manifestants ». Ce sont bien les vidéos des conspirationnistes. Sur le terrain de l’anticapitalisme romantique vous ne faites pas le poids. Car vous êtes le cul entre deux chaises et ça se sent. Vous n’assumez pas le romantisme jusqu’au bout, jusqu’à vous foutre totalement de la rationalité (et c’est à porter à votre crédit), mais vous ne voulez pas non plus abandonner votre populisme qui vous enjoint à acclamer tout mouvement qui vous parait indépendant des syndicats et des partis [22]. Et si vous faites le poids face à l’extrême-droite et parvenez à faire votre beurre sur cette merde c’est probablement que vous avez sombré du côté de l’extrême-droite. Car, oui, la frontière est plus ténue que ce que laisse à penser le tableau mettant la gauche, le centre et la droite entre l’extrême-gauche et l’extrême-droite.

P.-S.

Un excellent dossier historique vient d’être mis en ligne par mondialisme.org soulignant comment de nombreux militants du syndicalisme révolutionnaire ont fondé la matrice idéologique du fascisme. Ces militants s’inspiraient du marxisme et de l’anarchisme, ils revendiquaient l’autonomie prolétarienne et s’opposaient farouchement aux bureaucraties syndicales. Je pense qu’on aurait intérêt à se repencher sur l’histoire et en particulier l’histoire des idées plutôt que de pester contre les médias qui mettent dos à dos extrême-gauche et extrême-droite. Car historiquement le fascisme est bel et bien issu tant de l’extrême-gauche que de la droite nationaliste et nous devons comprendre comment cela se fait pour endiguer efficacement une réémergence de ce phénomène.

Notes

[2A ce titre notons que l’extrême-gauche entretient des rapports très ambigus avec les chamanismes « alternatifs » (pseudo-médecines) comme l’acupuncture, la lithothérapie, l’ostéopathie, etc… qui sont des portes d’entrée vers le conspirationnisme par leur instrumentalisation du discours contre l’impérialisme européen, l’autorité que les scientifiques retirent de leurs compétences (réelles ou présumées), les grosses entreprises faisant du profit dans le domaine médical… Citons également les délires ésotériques agricoles comme la biodynamie de Pierre Rabhi qui se pare là aussi d’une critique romantique de l’industrie agro-alimentaire face à la « sobriété heureuse » (titre du l’un de ses livres). Rabhi étant un anthroposophe il est intéressant de noter que les écoles Steiner-Waldorf sont des portes d’entrée de maladies « disparues » du fait de leur opposition à la vaccination. Une brochure permettant de voir les liens qu’a entretenu l’anthroposophie avec le nazisme : https://chimereseditions.noblogs.org/post/2019/01/15/anthroposophie-ecofascisme/. Dans le même ordre d’idées rappelons que la secte scientologue elle aussi est contre tout injection de substance dans son corps y compris de médicaments et de vaccins car notre corps nous aurait été donné par dieu et qu’on n’aurait pas la légitimité d’interférer avec son fonctionnement, ça ne pourrait que le perturber. Remplacez « dieu » par « la nature » et vous constaterez que cette intuition est bien plus répandue qu’on ne le pense.

[3Et on pourrait même aller jusqu’à dire qu’il contrôle peu : l’identité du détenteur du pass n’est par exemple jamais vérifiée si bien qu’on peut très bien donner son pass à quelqu’un d’autre pour lui permettre de contourner les interdits.

[4Une petite vidéo qui explique comment fonctionne l’immunité collective : https://www.youtube.com/watch?v=sUsQKuyoqlU. Même si, une fois vacciné, on peut attraper la covid et qu’on a alors une chance sur 2 de la transmettre à 1 personne – donc qu’on la transmet en moyenne à 0,5 personnes – ça permet quand même de diminuer le R0, cela signifie juste que la vaccination doit être massive.

[5En soi il est dommage et symptomatique que ce soit en menaçant leurs intérêts égoïstes et consuméristes qu’on incite les gens à se vacciner.

[7Il y aurait beaucoup à argumenter à ce sujet et ça rajouterait encore du texte ceci dit je voulais quand même partager une analyse zététicienne de la trajectoire complotiste de Laurent Mucchielli un sociologue critique élève de Bourdieu.

[8Ce qui est étonnant quand on sait qu’AstraZeneca a été retiré pour une dizaine de cas de thrombose sur un simple doute – car, à ma connaissance, on n’a aucune preuve que le vaccin y soit pour quoi que ce soit – il y a de quoi être sceptique. L’Etat en aurait donc tellement rien à foutre de l’avis et de la santé de la population que pour rassurer des conspis il a retiré un vaccin »dans le bénéfice du doute« ?

[10Supériorité qui transpire de cette idée de « contrôle généralisé ».

[11Et c’est notamment pour cette raison que la zététique dépolitisée – ou le débat démocratique – n’arrivera à rien car elle tape à côté du problème. Elle répond avec des preuves scientifiques et de la rationalité à des personnes qui rejettent non pas seulement le vaccin mais la science et la rationalité elles-mêmes. Or, c’est la thèse que je défends ici, le romantisme est la pierre angulaire permettant à la fois de comprendre le fascisme et la cécité de l’extrême-gauche face à ses manifestations.

[12Ce qui est d’ailleurs paradoxal : si on admet que l’état fausse la concurrence en offrant des cadeaux aux entreprises les plus grosses cela sous-entend que ces entreprises sont devenues grosses avant d’être aidées par l’état. La concurrence libre et non-faussée est un mythe et l’état n’est pas à l’origine des inégalités.

[13Comme on peut le lire dans cet article relayé par ContreTemps : https://blogs.mediapart.fr/no-pass-aran/blog/030821/no-pass-aran

[14On trouve un archétype de cette position dans le discours du GARAP (un groupe communiste tendance conseilliste d’île-de-france) qui prétend depuis le début de la crise que l’épidémie est instrumentalisée et tirée en épingle par la classe capitaliste afin de faire accoucher par césarienne une crise économique inévitable et profiter de l’alibi de la Covid pour faire passer des réformes anti-sociales tout en empêchant le peuple de s’y opposer.

[15Voir comment il a construit la figure du nain : https://www.youtube.com/watch?v=6UQ-oWLsf4E

[16L’expression est de Mussolini.

[17Quoiqu’on puisse suivre Joao Bernardo lorsqu’il voit dans l’opposition « blanchité / racisés » des études post-coloniales portée par le Parti des Indigène de la République une réactualisation de la notion de « nation prolétaire » contre les nations « ploutocratiques » inventée par le poète Giovanni Pascoli développée politiquement par Corradini et reprise par Mussolini. Joao Bernardo le formule ainsi dans une série d’articles rappelant les origines syndicalistes révolutionnaires du fascisme : « Si, comme je l’ai écrit à plusieurs reprises, les identitarismes constituent la modernisation des nationalismes à l’époque du capitalisme transnational, alors le paradoxe de la « nation prolétaire » a été remplacé par le paradoxe de « l’identitarisme prolétaire », avec les mêmes conséquences néfastes. C’est pourquoi je considère l’identitarisme comme l’un des aspects de ce que j’appelle le fascisme post-fasciste. »

[18Un florilège de délires antisémites : https://youtu.be/a2meuwsabvs

[19Alors qu’on devrait être particulièrement inquiet à l’heure où Freeze Corleone est plébiscité dans les médias rap y compris (surtout ?) les indépendants, par les rapeurs eux-mêmes, qu’il fait des feats à l’international et que ses clips cumulent des dizaines de millions de vues en assimilant systématiquement juifs, finance et complot ou en vantant la détermination d’Adolf Hitler. Pourtant je n’ai trouvé quasiment aucune critique de ce « phénomène » sur les médias antifascistes qui préfèrent décrypter des photos facebook de groupuscules connus par personne (travail nécessaire par ailleurs mais vous aurez compris que là je suis d’humeur à taper sur les lacunes). Il devient quand même assez urgent de prendre le problème à bras le corps.

[20Un excellent article sur le sujet : https://www.lignes-de-cretes.org/dieudonne-bilan-provisoire/

[21Les antiautoritaires oublient un peu vite que les conspirationnistes n’ont pas attendu le vaccin pour surfer sur l’épidémie. Dès les premiers mois on avait des discours contradictoires (mais comme je l’ai expliqué, la rationalité n’est pas ce qui caractérise le fascisme), selon lesquelles le virus était fabriqué par des élites mal intentionnées par exemple pour diminuer la population, que le virus n’est pas si dangereux que ça et qu’il sert avant tout à restreindre les libertés et déjà, des mois avant que les vaccins n’aient commencé à être fabriqués, on entendait que le virus était un complot de « Big Pharma » (terme en lui-même conspirationniste) dans le but de vendre des vaccins avec déjà plein de délire sur sa composition ou sa dangerosité. Rappelons que le film Hold Up est sorti avant les vaccins par exemple. Dupont-Aignan entre autres était déjà relayé sur les réseaux et pas seulement parmi des personnes sympathiques vis-à-vis de l’extrême-droite mais également parmi des personnes ne le connaissant ni d’Eve ni d’Adam. Sachant cela, il est bien naïf de penser que les manifestants contre le pass-sanitaire sont passés outre toute cette propagande et ont décidé de lancer des manifestations spontanément par rejet de la société de contrôle.

[22Sans doute de nombreux militants d’extrême-gauche rêveraient d’être à l’origine d’un tel mouvement, pensent que le prolétariat doit s’auto-organiser et croient dans les vertus de cette auto-organisation. Sans doute est-ce pour cette raison qu’ils s’emballent pour n’importe quel mouvement qui en prend les allures. C’est du moins comme ça que j’arrive à comprendre cet engouement immérité pour les gilets jaunes et désormais le mouvement contre le pass-sanitaire.

Rap « Conscient » et Fascisme

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Oui le titre est provocateur, mais pas non plus démérité.

Rocking Squat, Keny Arkana, Youssoupha, Lino, Kery James, Vald, Alpha Wann, Freeze Corleone, Sniper… On n’est pas sur des anonymes du rap game, et lorsqu’on parle rap « conscient », à prétention engagée, il s’agit même du devant de la scène. Tous n’ont pas la même responsabilité ni la même approche, mais sous prétexte de se donner mutuellement de la force, sous prétexte que certains seraient des anciens dans le rap, sous prétexte d’être de bons lyricistes ou techniciens, ils font des feats ensembles, ils participent à des projets, des festivals ensembles, ils sont encensés par la critique et diffusés par les programmateurs radios, etc…
Certains comme Keny Arkana ou Rocking Squat sont complètement engagés dans le conspirationnisme. Ils n’hésitent pas et parlent explicitement des illuminatis, de sociétés secrètes, etc… Le « conspirationnisme » est appelé ainsi parce que ses adeptes imaginent que « la société » est dirigée par une poignée de personnes influentes, une élite organisée et qui agit cachée et a souvent un ou plusieurs plans à mettre à exécution. Ils peuvent aller de garder le pouvoir pour faire de l’argent, voir pour des desseins plus obscurs comme avoir des enfants à violer…
« des épidémies peut-être pour qu’on est peur de se rassembler ou juste qu’ils puissent laisser un tas de vaccins empoisonnés peut-être avec une puce dedans serait-ce pour de la surveillance ou pour modifier nos états psychiques avec leurs fréquences »
Keny Arkana dans « V pour Vérité » datant de 2011 (l’ensemble du morceau est un florilège de délires conspirationnistes).
La thématique de la pédophilie impunie dans les hautes sphères est un mantra de ce délire complotiste (pensez à l’affaire Pizza Gate ou QAnon, des pro-Trump ont semé la rumeur que Hillary Clinton et son parti organisaient un trafic d’enfant dans la cave d’une pizzeria de New-York, des crédules sont allés jusqu’à s’inviter dans la pizzeria en question où… ils n’ont rien trouvé d’autre que des pâtons).
D’autres comme Alpha Wann ou Vald jouent avec l’ambiguïté. Dans leurs morceaux ils évoquent régulièrement les mêmes thématiques mais en faisant semblant de ne pas prendre position, ou de le traiter avec dérision :
« Illuminati, banque, Ying-yang […] les sociétés secrètes, la sorcellerie […] ça va ensemble »
Alpha Wann dans « ça va ensemble » UMLA
Évidemment, évoquer le sujet c’est déjà suggérer au public de s’y intéresser, c’est une approche classique du conspirationnisme. Évoquer une rumeur et d’ajouter « coïncidence ? je ne crois pas ». Vald est un expert dans le domaine. Dans ses interviews avec des journalistes plus que complaisants (on va parler plus loin du goût prononcé de ces journalistes ou chroniqueurs pour l’anulingus et l’abandon total de toute critique du message), vald donc nous explique qu’une communauté dirigerait le monde, organiserait le pillage de l’afrique et nous conseille de nous renseigner sur de prétendues cités perdues…
Le pas que Vald n’ose pas franchir en ne nommant pas cette « communauté », Freeze Corleone le franchit allègrement. Israël est dans le complot, les rentiers sont plus privilégiés lorsqu’ils sont juifs, CNN est dans le complot… Ici on est clairement dans le fascisme avec une obsession pour la conspiration à laquelle il est fait référence dans un nombre incalculable de ses sons, des allusions clairement antisémites et, cerise sur le gâteau, la présentation sous un jour favorable de personnalités nazies. Hitler était donc « deter » et Goebbels bon dans son métier.
Ces propos sont complètement hallucinants, favorisés par le format drill qui permet des affirmations sans aucun développement laissant un flou sur l’interprétation. Mais des personnes un minimum informées sur ce qu’est le fascisme ne peuvent pas se leurrer. Aussi le mutisme des commentateurs voir l’admiration des chroniqueurs (comme le chroniqueur sale, maskey ou le règlement sur youtube) en est que plus gerbant. Et après les débats sur Weinstein le monde du rap ne se contente plus seulement de séparer « l’homme de l’artiste », c’est dans l’œuvre elle-même qu’ils séparent le message de son expression ! Freeze Corleone est un bon interprète, avec des images parlantes donc peu importe ce qu’elles véhiculent. Ce sont des discussions qu’ils ne veulent même pas avoir, la politique secondaire, pas leur affaire. C’est tristement révélateur de l’apathie et de l’inculture en france au moins dans une partie de la population.
En 2023, loin de se remettre en question, Freeze Corleone sort un nouveau son où il clame « je préfère être accusé d’antisémitisme que de viol comme Gérard Darmanin ». Comme si c’était soit l’un, soit l’autre. La différence c’est que si concernant Gérard Darmanin cela reste au stade de l’accusation (il a été innocenté par la justice qui est loin d’être infaillible surtout sur les questions de viol), l’antisémitisme de Freeze Corleone est établi sans le moindre doute possible.
Une première explication au refus de la politique par le « monde du rap » est que le rap a une longue histoire de problèmes judiciaires pour des questions relatives à la liberté d’expression. Par conséquent la position du « monde du rap » est désormais la solidarité acritique (peu importe avec quel propos on est solidaire).
C’est ainsi que des têtes d’affiches du rap « conscient » comme Youssoupha ou Lino peuvent reprendre les antiennes antisémites du style « personne ne prendra notre défense ni le Crif ni même la Licra » (Youssoupha « Musique Nègre ») ou Lino dans « suis-je antisémite si j’ai la gerbe sur les sons de Bruel » ou encore « la liberté d’expression s’arrête aux portes de la main d’Or » (Lino « Suicide commercial »). La main d’or étant le théâtre de Dieudonné, propagateur de l’antisémitisme.
Derrière leur innocence, et sans doute que les deux rapeurs n’ont pas conscience de tout ce que charrie leurs phases, on trouve bel et bien une porosité à la propagande antisémite. La Licra et le Crif sont des cibles perpétuelles des fascistes et notamment d’Egalité et Réconciliation car ils défendraient l’état d’Israël et les Juifs en priorité. Cette phase de Youssoupha fait écho à celle de Lino : les Juifs sont privilégiés par les institutions, celles-ci les protègent plus que les autres communautés. Lino s’exprimera à propos de ces phases sur l’abcdr du son (on peut le voir sur une vidéo daylimotion datant de 2014). Il y explique bien que ce qui « le fait chier » vis-à-vis de « l’affaire Dieudonné » c’est la censure et la prescription de morale de la part du ministre de l’intérieur. C’est là qu’on voit à quel point le problème est profond, il se trouve dans l’incompréhension en france de ce que sont l’antisémitisme et le fascisme. Ce qui fait que la discussion, ici sur Dieudonné et là sur Freeze Corleone, ne porte pas sur les idées qu’ils véhiculent mais sur le fait qu’ils soient dénoncés par des pouvoirs publics.
Alors on peut admettre que ces deux rapeurs ne franchissent pas réellement la ligne rouge, mais ils contribuent à préparer le terrain pour des rapeurs comme Freeze Corleone et ses « rien à foutre de la Shoah », « j’arrive déterminé comme Hitler dans les années 30 », etc… En renvoyant dos à dos le traitement de l’esclavage et celui de la Shoah, on nous « bassinerait » avec la Shoah (le terme est d’un soutien de Freeze Corleone dans les commentaires d’un de ses clips en featuring avec Alpha Wann).

Intéressant cependant de constater que Lino déclare lors d’un repas mis en scène chez le rapeur Médine qu’il écoute Freeze Corleone en boucle, évidemment nullement gêné par la polémique en cours.
Pour finir avec ce petit tour du rap conscient il me semble nécessaire de parler justement de Médine autour de qui une nouvelle polémique a vu le jour récemment. Comme d’habitude, une bonne partie de l’extrême-droite saute sur l’occasion de se faire un rapeur et LFI (parti sur lequel il y a également beaucoup à dire). Mais c’est aussi parce que le champ est laissé totalement libre par les « antifascistes », comme je le redirais plus loin. Sans rentrer trop dans les détails en l’occurrence Médine a fait un jeu de mot avec le nom d’une personnalité ayant des origines juives (Rachel Khan) l’appelant « resKHANpé » dans un twitt. Toute la droite s’est indigné qualifiant le propos d’antisémite et dénonçant LFI de l’avoir invité à son université d’été.
Médine s’est expliqué dans un twitt expliquant qu’il faisait allusion à la carrière de Rachel Khan et pas du tout à ses origines. Je ne pense pas qu’on puisse remettre en doute la bonne foi de Médine. Cependant, plusieurs « dérapages » du rapeur sont ressortis à l’occasion de la polémique et ceux-ci posent réellement question concernant la porosité du rap conscient au fascisme.
Ses références sont en effet en mélange des genres contradictoires, il promeut tant les blacks panthers que MLK et Malcolm X (alors que MLK est un pacifiste patenté, que Malcolm X a fat partie de la Nation of Islam et les Black Panthers des communistes partisans de l’autodéfense armée, il va sans dire que mon cœur penche bien plus pour ces derniers). Il fait la pub pour le livre de Kémi Séba, un panfricaniste antisémite dont les discours sont sans ambage fascistes, ainsi que de Tarik Ramadan qui diffuse l’idéologie des frères musulmans. A propos de Kémi Séba, Médine est allé plus loin en assistant à une de ses conférences au théâtre de la main d’or de… Dieudonné où l’orateur l’a fait acclamé. Enfin il fait plusieurs fois référence au nazi Alain Soral, d’abord le présentant sous un jour plutôt favorable de résistant (comme dans la chanson MC Soraal), avant de le dénoncer (mieux vaut tard que jamais dirons-nous). Le rapeur s’est fait prendre en photo à au moins 3 reprises de Médine faisant une quenelle, le signe antisémite popularisé par Dieudonné. Là encore il a fait son mea culpa, mais le problème reste qu’au mieux il se laisse attirer par des idéologues fascistes. Bien qu’on puisse espérer qu’il ait réellement mûri sur ces sujets ses sons de l’époque sont encore disponibles sur les plateformes.

Ce que Médine prône c’est bien un rejet des oppressions et discriminations (ce qui est à mettre à son crédit) mais aussi un rejet d’un mode de vie moderne s’appuyant sur les valeurs de la religion (la pudeur plutôt que l’exhibition, la sobriété plutôt que le consumérisme, se tourner vers le spirituel plutôt que le matérialisme – dans les deux sens du terme…). Il y a un côté anticapitalisme romantique, dirigé avant tout vers l’argent, la finance, l’usure (qui par ailleurs est haram en islam) plutôt que contre le capitalisme et l’exploitation salariale. Pour cause ! Ces fameux rapeurs conscients sont bien souvent eux-mêmes des chefs d’entreprise. Quand certains n’embrassent pas carrément la mentalité petite-bourgeoise du dealer (un commerçant avec donc des problématiques de commerçants : comment refourguer sa merde au meilleur prix, bien loin donc des idéaux de la classe ouvrière) : là encore on peut citer Freeze Corleone.

Kery James, qui a un discours très semblable à celui de Médine avec qui il est très proche, distribue par exemple des bourses d’étude aux lycéens de quartiers populaires méritants. On est bel et bien dans une conception de la lutte par l’intégration dans le système capitaliste, l’idée c’est de rendre réelle la fameuse « égalité des chances ». Kery James chantait « je veux pas brûler des voitures mais en construire et puis en vendre » (Milk Coffee and Sugar ont mieux critiqué ce discours que l’extrême-gauche militante). On est donc à des années lumière de la pensée révolutionnaire (alors que ces rapeurs, Medine en tête, reçoivent la sympathie de collectifs se prétendant justement révolutionnaires, notamment des antifascistes). Là encore il est éloquent que le seule chose que Kery James trouve à reprocher à Soral est sa négrophobie pour un message que le nazi a envoyé à une mannequin (ce qu’il a évidemment raison de dénoncer). Mais il ne dit rien sur ses propos antisémites omniprésents.
« Des négrophobes comme Alain Soral dans un texto » (Kery James « Musique Nègre »).
La stratégie est en soi un aveu d’échec. L’idée de Kery James étant probablement que, vu que les propos antisémites ne suffisent pas à discréditer Soral aux yeux des jeunes de quartiers (assimilés un peu vite à l’immigration africaine ou afro-descendante), alors il faut trouver des propos racistes visant explicitement « leur » communauté.
Et pourtant… Et pourtant la plupart de ces rapeurs dénoncent la surveillance généralisée, l’autoritarisme, la censure et même le racisme ! Comment, dès lors, pouvons-nous les traiter de « fascistes » ??? En plus ils participent à des événements animés par la gauche (surtout la gauche dénonçant les violences policières et l’islamophobie).
Il faut comprendre que le fascisme n’est pas avant tout défini par ces points. D’une part le fascisme est un mouvement de masse touchant une grande partie de la population et où chacun apporte sa part. Donc ce n’est pas parce qu’ils ne défendent pas une idéologie parfaitement construite comme Hitler qu’on ne peut pas dire qu’ils jouent le jeu du fascisme.
Mais surtout, ce qui est essentiel, c’est de saisir que le fascisme est fondamentalement un anticapitalisme romantique et de comprendre ce que ça signifie. Car l’anticapitalisme romantique est une critique du système qui peut très bien passer par une critique de l’autoritarisme de l’état et de la censure. D’ailleurs quiconque connaît un peu les fascistes sait que la principale liberté qu’ils défendent c’est… la liberté d’expression. Du moins tant qu’ils ne sont pas au pouvoir.
Anticapitalisme romantique signifie être antisystème mais avec une vision fantasmée du système où celui-ci est vu comme une puissance insurmontable, très bien ficelé, organisé. Et le peuple est littéralement asservi et abruti par ce système. Seuls quelques personnes extraordinaires sont capables d’avoir la force de caractère de résister à toute cette puissance, toute cette propagande.
Le fascisme est donc le lieu où se mêlent des références révolutionnaires avec une idéalisation d’une identité, d’une âme populaire, souvent incarnée par la nation ou la race et les traditions associées et qui serait détruite par la modernité. Ce qui a été malheureusement baptiser « confusionnisme » caractérise en réalité tout simplement le discours fasciste. De manière générale. La plupart des rapeurs qui gravitent autour de Médine avancent un discours antiracistes (Kery James, Youssoupha, Lino, Médine pour les têtes d’affiches) mêlant allègrement discours identitaires (même si basée sur une religion et une origine opprimées en france) et populisme. Est-il vraiment surprenant que Médine se retrouve à une table ronde du PIR ? https://indigenes-republique.fr/hou…la-conference-lislam-au-service-des-citoyens/
Pour s’en convaincre il suffit de s’intéresser justement à l’antisémitisme, qui peut servir de passerelle conceptuelle entre le conspirationnisme et le fascisme (en comprenant en quoi le premier n’est que l’économie politique du second). L’antisémitisme fait des juifs une communauté toute puissance, contrôlant le capital financier (qui est considéré comme ce qui dysfonctionne dans le capitalisme à l’inverse du capital industriel dit « productif »). Ils agiraient de façon occulte à détruire les traditions nationales en mélangeant les peuples les désarmant alors face à leur hégémonie politique et culturelle.
Or une telle vision est désormais reprise allègrement par ce qu’on appelle le conspirationnisme sans que celui-ci ne fasse systématiquement référence à l’origine juive de « l’élite ». Et on a ainsi droit à toute la déclinaison avec Alpha Wann faisant des références conspirationnistes régulières, Vald suggérant dans ses interview qu’il existerait une « communauté » bien identifiée représentant l' »élite » dont il parle dans ses sons et Freeze Corleone qui ne prend aucune pincette. Et la continuité n’est pas que théorique : Alpha Wann et Freeze Corleone ont fait plusieurs featurings tandis que Vald confiait dans une de ses interviews « je n’écoute que Freeze Corleone » (soutenu là-dedans par Mehdi Maïzi le célèbre chroniqueur rap).
Comment on en arrive là ?
Il s’agit d’un tout lié à l’évolution de la société dans son ensemble comme de l’évolution particulière du rap. Avec sa commercialisation celui-ci a été façonné par le marketing. Et ça a forcément débordé sur le rap « conscient ». Même lui a été victime de la mise en avant du rap, même lui a acquis davantage d’écoutes, et sa « conscience » aussi n’est devenue qu’une posture (pour ne pas dire un produit marketing).
Le rap conscient prétend (à raison) que le rap est un style populaire. Dans le sens qui s’adresse au peuple, aux pauvres, pas dans le sens de connu, qui parle à tout le monde. Sauf que pour le rap conscient le peuple c’est quoi ? C’est « les jeunes de quartiers », les mêmes contre qui Sarko et l’UMP a déclaré la guerre. Ça veut dire que le peuple du rap conscient exclut de fait ce qui ne vient pas de quartier, de villes mais aussi les personnes âgées. Et même pour une grande partie les femmes, qui généralement ne paraissent pas dans les clips de rapeurs « conscients » sauf dans des histoires d’amour ou de sexe. Ni dans les textes où on ne traîne qu’avec « ses gars », on rape pour « ses khos », etc… Sauf exception.
Mais ça ne s’arrête pas là puisque les « jeunes de quartier » eux-mêmes sont assimilés quasi-systématiquement, dans le rap en général, et ça déteint sur le rap « conscient » qui se retrouve à sa traîne, au rabatteur du bas du bat’. Quid des jeunes étudiants, des jeunes travailleurs ou des chômeurs qui ne trempent pas dans ces biz ou occasionnellement ? Ils sont globalement invisibilisés.
Or quelle est la mentalité du dealer ? Une mentalité de commerçant, une mentalité petite-bourgeoise hyper-individualiste. Voilà à qui prétend s’adresser le rap conscient à cause du rap mainstream qui a fait du dealer la figure représentative du jeune immigré de quartier. Forcément, dans ce contexte les seules idéologies qui sont à sa portée sont des idéologies petites-bourgeoises, réactionnaires / religieuses, romantiques voir carrément fascisantes comme on l’a vu ci-dessus. Notez bien qu’il est question ici de « mentalité » petite-bourgeoise, ça ne signifie pas que leur vie est facile ou qu’ils roulent sur l’or.
Le rap « conscient » se retrouve incapable de remettre en cause la propriété privée, la commercialisation de tout ce qui peut se vendre, puisque la propriété privée, c’est après ça que les petit-bourgeois courent et le commerce de tout et n’importe quoi est l’activité des dealers. En revanche l’état et la police sont évidemment des ennemis tout désignés, convenant à une mentalité encore parfaitement petite-bourgeoises selon laquelle l’Etat constitue un obstacle au commerce, à l’enrichissement (parfois cachée derrière l' »égalité des chances »).
Ajoutons à cela que, si la figure du « jeune de quartier » et du rapeur ont pu être discrédités par le passé ce n’est plus le cas. Avec le succès du rap la street cred est devenue vendeuse. Si avant le rap conscient pouvait protester contre l’image sous laquelle on présentait les jeunes de quartier, aujourd’hui les rapeurs ont au contraire intérêt à revendiquer cette image. Pour le dire grossièrement le rap conscient ne trouve plus de choses à contester depuis que des jeunes des quartiers sont devenus des stars et ont été intégrés à la bourgeoisie. Il se tourne donc naturellement vers un système fantasmé et une élite inexistante.
On peut grosso modo distinguer deux écoles, une ancienne plutôt capitaliste avec quelques relents réactionnaires contestables mais un engagement sincère plus ou moins poussé pour la tolérance d’une part et une nouvelle école clairement fasciste d’autre part. Mais ça reste du domaine de l’archétype et il semble existé une certaine continuité entre les deux.
La première école regrouperait la clique à Kery James avec Médine, Youssoupha et Lino. Ce sont des anciens du game. Leur engagement est très lié à une pensée religieuse, un refus de ce qui est improprement appelé « matérialisme » au profit des valeurs humaines et de la spiritualité. Cette approche est justement datée à l’heure où le rap qui vend est totalement matérialiste avec des protagonistes qui expliquent que, parce qu’ils ont manqué aujourd’hui on ne pourrait pas leur reprocher de vouloir être riches ni les moyens qu’ils y mettent.
Aussi Médine tient compte de cette évolution pour proposer une approche chimérique insipide mélangeant new school et old school. Son but est sans doute de parler aux nouvelles générations sans être « chiant » mais en faisant tout de même passer un message plus intelligent que « faire de la thune, collectionner les bitches et une villa au bord de la mer pour la mama ». Le résultat est en fait une abdication du rap conscient old school. On voit ainsi qu’entre deux seizes rappelant l’importance de la tolérance, Médine invite Koba la D dans son grand paris 2 alors que ce dernier est au milieu d’une « polémique » et déprogrammé de plusieurs festivals car il a relayé un tweet félicitant un père ayant tué son fils parce qu’il est gay.
En face la nouvelle école a bien plus de succès car elle n’a pas à faire de contorsion pour se permettre de l’egotrip et du matérialisme. C’est l’avantage du fascisme d’être suffisamment irrationnel et porté sur les émotions pour que ses contradictions ne l’embarrassent pas. Alpha Wann qui vient du rap old school reprend le flambeau de la sobriété, du spirituel face au matérialisme avec un soupçon de posture anti-raciste mais y ajoute allègrement du conspirationnisme. Ce qui ne peut que plaire et ce qu’il peut se permettre étant donné que le rap game lui reconnaît le mérite de s’être hissé parmi les MC les plus écoutés à force de travail, de patience et de talent, sans compromission. Alpha Wann peut alors dire que « les noirs à la télé sont pas respectés ou pas respectables ». Derrière cette phase on peut voir se dessiner sa vision de la société. Premièrement, et à l’instar de Kery James, il insiste sur l’identité et non sur la classe sociale. Les opprimés sont les immigrés et leurs descendants en particulier ceux de couleurs. Les opprimés qui réussissent sont donc nécessairement des vendus, des traîtres. Deuxièmement l’ensemble des institutions est pourri, corrompu, on ne peut se faire sa place dans les médias en restant respectable.
Cette nouvelle école cependant ne dénonce plus le matérialisme mais adopte un discours en soi bien plus politique malgré une posture de sainte nitouche. Si le système est pourri c’est à cause d’une élite, financière, organisée qui manipulent le peuple et se sert des gouvernements comme ses pions.
Les deux écoles s’entendent puisque la première n’a pas le background politique pour comprendre en quoi la seconde est fasciste et qu’elle pense elle-même davantage en termes d’identité que de classe. D’autre part, elle est tellement obsédée par le problème de sa modernisation qu’elle pense que la nouvelle école réussit là où elle échoue (et on verra que c’est la même chose pour les antifascistes). C’est que le débat entre oldschool et newschool suite à l’immersion de l’autotune en masse a été enterré par les Médine, Lino, et consorts. Il ne fallait pas diviser les stars issues des quartiers. L’esprit communautaire passe avant tout, il faut se donner de la force mutuellement. Ceci a été facilité par le succès commercial de la newschool et l’échec de la oldschool. Avec leur mentalité populiste ne comprenant pas ce qu’est une classe sociale donc le prolétariat ou la musique populaire, les Médine et consorts ne pouvaient que considérer que critiquer la newschool c’était critiquer les goûts du « peuple » donc faire du mépris de classe, ne pas être capable de se remettre en cause. A l’inverse il fallait se demander pourquoi son son ne « marche » pas (comprendre commercialement)…
Donc on a accueilli à bras ouverts toute cette nouvelle vague de rapeurs et on a totalement laisser le regard critique et l’analyse des messages de côté. Le consensus est la norme. Et aujourd’hui quand on regarde les konbinis, les compilations de rapeurs parlant les uns des autres comme ça abonde sur youtube on voit des concours de complaisance avec seulement Booba qui sort du lot ayant construit son identité sur le clash.
Cette apathie totale résulte en ça : plusieurs millions de vues et de streams pour un antisémite revendiquant la consommation de codéine, des feats avec des têtes d’affiche du rap commercial (kaaris) et maintenant même à l’international. Et aucune voix discordante.
C’est symptomatique de notre époque de défiance irrationnelle envers toute initiative du gouvernement, comme les vaccins. De pullulement du conspirationnisme…
Et l’antifascisme dans tout ça ?
Comme d’habitude, à la ramasse. Il ne s’est trouvé que quelques collectifs isolés pour dénoncer Freeze Corleone (touchant bien plus de personnes que n’importe quel groupuscule fasciste). De même, durant la polémique lié à Médine et Rachel Khan l’extrême-gauche s’est focalisé sur le fait que la droite était à la manœuvre (le média Contre-Attaque, ex Nantes revolté, nous présente Médine comme un allié politique).
Le fait est que, depuis les révolte de 2005 où l’extrême-gauche était là aussi à la ramasse, elle tente de se rattraper en faisant du jeune de quartier LE sujet révolutionnaire. Or elle peine à toucher cette population et donc sombre dans l’opportunisme en se concentrant uniquement sur les sujets qui lui permettent d’y avoir un peu d’audience (plutôt que de miser sur ses forces : l’analyse révolutionnaire de la société) : les violences policières et la lutte contre le racisme.
Là encore je suis très péremptoire et résume la problématique à son aspect qui me semble principal. Néanmoins ceci suffit, avec l’éternel carence théorique concernant le fascisme et l’antisémitisme qui explique que l’extrême-gauche était (encore) à la ramasse (décidément) lors de l’affaire Dieudonné, à comprendre comment elle est dans l’incapacité de critiquer Médine. Celui-ci leur sert de caution « quartier » en glissant des références mal digérées et vidées de leur contenu communiste dans ses chansons et en participant à des rassemblements communs (comme autour du collectif Adama Traoré).

Le fascisme est la révolte de l’impuissance

Le fascisme naît de deux sentiments : celui que quelque chose « ne tourne pas rond » (comme dirait Morpheus dans le premier opus de la trilogie Matrix) et celui qu’on est politiquement impuissant. C’est ce qui amène les gens à justifier cette impuissance par la théorie du complot. En effet, si le monde va mal, quoi qu’on veuille dire par là, c’est parce qu’une élite possédant d’immenses pouvoirs façonne le monde selon sa volonté. De plus elle agit de manière cachée, bien qu’elles les tirent, on ne sait pas par quelles ficelles elle parvient à ses fins. Comment donc lutter ? Enfin, elle a corrompu absolument toutes les institutions, la classe politique, les médias, le gouvernement… Comment lutter ? Il est important ceci dit de comprendre que ce conspirationnisme n’est pas un constat qui cause le sentiment d’impuissance il est, comme je l’ai dit, une justification donc une conséquence du sentiment d’impuissance.

La révolte fasciste ne peut alors que s’exprimer dans la délégation. Un élu, qui est en réalité un leader charismatique ayant saisi l’essentiel de ce qu’on vient de dire, se propose de prendre en charge la lutte contre ce système. Ce leader est présenté comme une personne désintéressée, qui sort du peuple et n’a rien à voir donc avec la classe politique ou médiatique corrompue ou alors qui en revient après avoir expérimenté toutes ses vicissitudes. Sa proposition est de purifier l’état. Sa stratégie passe naturellement outre les institutions et leurs règles du jeu (non-violence, élection par exemple) puisque celles-ci sont corrompues.

Comment se prémunir contre ce sentiment d’impuissance ? En participant aux luttes collectives. En constatant par sa pratique que, si, on est puissant. Pas individuellement, effectivement, mais en tant que classe. Il peut alors sembler que le serpent se mord la queue : quelqu’un se sentant impuissant ne va pas lutter car il pense que c’est inutile, il ne comprendra donc jamais qu’en réalité il a une influence et donc restera impuissant. Qu’est-ce-qui fait donc qu’on lutte ou pas ? La réponse est très simple : sa classe sociale.

Et c’est pour cette raison que le fascisme prend racine dans la petite-bourgeoisie et sa frustration. Celle-ci n’étant pas une classe elle a tendance à s’écarter de l’action collective, de la lutte de classe. Elle est atomisée, sa révolte est individuelle et romantique, donc vouée à l’échec et au sentiment d’impuissance.

Lorsque le mouvement fasciste s’enclenche, il parvient tout de même à entraîner dans son sillage une partie du prolétariat. C’est que la dimension culturelle est aussi primordiale. Dans une société où le prolétariat ignore l’histoire de ses luttes et de ses victoire et peut lui-même être atomisé alors il peut lui aussi céder à la propagande initialement développée par la petite-bourgeoisie selon laquelle il est impuissant. Il est donc primordial d’entretenir le souvenir des luttes collectives en plus de faire de l’économie politique (ce qui permet de proposer une analyse solide des effets néfastes de la société et de leurs causes dont le fascisme est incapable).

Marvel Fitness et la lame de fond fasciste

L’affaire Marvel Fitness

Il y a peu, le monde des influenceurs fitness a été bousculé par une affaire de cyber-harcèlement de masse. Elle nous renseigne sur un certain état d’esprit de notre époque qui, je pense, n’est pas sans lien avec le développement du fascisme.

Pour ceux qui ne savent pas, sur instagram, youtube ou autres réseaux sociaux certains pratiquants de sport, souvent coachs, diffusent des vidéos de conseils nutritionnels, pour exécuter des exercices ou encore comment composer son programme d’entraînement, etc… Les plus connus cumulent plusieurs dizaines de milliers d’abonnés et peuvent en faire une activité rémunérée notamment via des sponsors.

Récemment, un youtuber du pseudo de Marvel Fitness a été condamné à un an de prison ferme plus un an avec sursis pour harcèlement. Les principaux concernés, les plaignants, ont alors publié des vidéos résumant de façon très complète l’histoire. Habannou S., animateur de la chaîne Marvel Fitness prétendument dédiée à dénoncer les arnaques dans le milieu du fitness, a en effet pendant quasiment deux ans posté sur ses réseaux plusieurs dizaines de publications, vidéos ou écrites, pour rabaisser, humilier et insulter certaines fitgirls et un fitboy.

Le récit d’une des protagonistes très complet et affligeant Visionnable à cette adresse : https://www.youtube.com/watch?v=qFB7ZLTaj9k&feature=emb_title

Publiant des échanges privés en les déformant, refusant d’arrêter malgré les supplications des intéressées, il a envoyé sa communauté les pourrir, contacter leurs employeurs, leurs clients, etc… Ses victimes ont reçu des flots d’insultes et de menaces de mort, de la part d’inconnus.

Et lorsque celles-ci ont porté plainte et qu’il a reçu des courriers d’avocats l’invitant à cesser son harcèlement il est allé jusqu’à intimider physiquement l’avocate en l’attendant à la sortie d’une plaidoirie caméra à la main. De la même façon il est allé dans un salon de fitness avec plusieurs amis, où il avait pourtant été blacklisté pour des faits de violence les années passées, afin d’intimider là aussi la fitgirl du pseudo d’Aline Dessine.

Témoignage de Tristan le premier à avoir porté plainte contre Marvel Fitness : https://www.youtube.com/watch?v=zm8re2h7NPc&feature=emb_title

 

Témoignage de l’avocate : https://www.youtube.com/watch?v=FQxFYDLRrcs&feature=emb_title

Pour plus d’éléments factuels je vous invite à aller écouter les témoignages, la situation paraît surréaliste du fait de l’acharnement de Marvel Fitness malgré l’absence totale de réponse des personnes harcelées. Ainsi que par la dévotion de sa communauté qui aujourd’hui encore continue de justifier l’attitude de leur idole parce que « ce sont eux qui ont commencé » (ce qui est faux, qui plus est).

Youtube la plateforme du fascisme

Mais, aussi abjecte que soit cette histoire, quel est le rapport avec le fascisme ?

Ce qu’il faut comprendre tout d’abord c’est que je considère que le fascisme n’est pas un simple régime politique mais une mutation de la superstructure de la société dans tous les domaines.
Cette mutation n’est pas imposée par le haut à la population contre son gré. Le fascisme est un mouvement de masse, c’est-à-dire porté par de larges secteurs de la population elle-même, du prolétariat et de la petite-bourgeoisie.
Deuxième chose importante à saisir, avant de se constituer en parti prêts à la conquête du pouvoir, le fascisme est avant tout une lame de fond idéologique et culturelle. Aussi, même si Marvel Fitness n’a pas principalement une activité explicitement politique, sa démarche s’inscrit malgré tout dans une culture fasciste. Et c’est ce que je vais montrer par la suite.

Il ne s’agit donc pas réellement de qualifier individuellement des personnes de « fascistes », ce qui n’a pas réellement de sens à mes yeux. Les individus ne sont que des supports de la mutation de la société. Ils n’ont pas forcément conscience de pourquoi ils adoptent leur attitude, pourquoi ils pensent comme ça, pourquoi ils n’aiment pas les figirls, pourquoi ils ressentent ce besoin d’exprimer cette haine sur les réseaux sociaux d’une façon aussi virulente par exemple… Alors que certains de ces comportements sont un symptôme de la fascisation d’une partie de la société.

Il n’est donc pas anodin que l’attitude de Marvel Fitness ne soit pas inédite. Ainsi, quelques années auparavant un youtuber appelé le Raptor Dissident a justement été responsable du cyber-harcèlement par sa communauté de youtubeuses féministes (notamment Marion Seclin). Le Raptor s’en est excusé et a condamné ce harcèlement, accordons lui ça, mais ça ne l’empêche pas d’en être responsable par la tonalité de ses vidéos.

Or la ressemblance entre les youtuber explicitement politiques tels que le Raptor Dissident, El Rayhan (qui a publié une vidéo sur l’affaire), Greg Toussaint ou l’auteur de BD Marsault et Marvel Fitness est flagrante.

Premièrement l’antiféminisme virulent de tous ces youtubers. El Rayhan se targue d’avoir fait un exposé démontant les thèses féministes dans sa fac et s’amuse à faire des micro-trottoirs totalement biaisés en prenant au dépourvu des étudiants pour tourner en dérision leurs pensées progressistes notamment vis-à-vis du sexisme. Marsault dessine comme personnage principal de ses BD une sorte de paramilitaire musclé sensé incarné l’archétype de la virilité et dont la principale fonction est de tabasser les gauchistes, les féministes, hippies qui sont tous représentés sous des traits caricaturaux. Greg Toussaint dénonce dans ses vidéos la « tapétisation de la société ». Le Raptor Dissident a lui aussi réalisé une vidéo entière dans le but de soi-disant démonter les arguments des féministes prétendant que les femmes gagnent moins que les hommes à poste égal.
Or Marvel Fitness s’en prend principalement à des fitGIRLs, avançant régulièrement que les femmes seraient moins douées pour le sport que les hommes. Quand il s’en prend à Tristan (deuxième vidéo) il le féminise pour le ridiculiser (l’appelant « Katsumi » du pseudo d’une actrice porno notamment du fait de leurs origines asiatiques). Enfin il taille aussi régulièrement « les féministes » qui prennent la défense d’Aline Dessine.

On peut souligner, dans le même registre viriliste, l’attrait pour le conflit, le clash voir pour la violence, la force physique et la « justice » par règlement de compte. Le Raptor Dissident déplore le laxisme de la police française et y oppose la police russe la félicitant presque de tabasser des gens. Il fait son buzz en attaquant des personnalités de gauche dans un esprit de clash du style de Booba, titrant ses vidéos de façon pute-à-clic comme « Je BALAYE absolument TOUT LE MONDE. Enfin, suite à son différend avec Alain Soral, le Raptor Dissident a proposé un combat de MMA contre lui comme si la force physique était un argument.

De son côté, Marvel Fitness accusera pendant plusieurs semaines Aline Dessine, à tort, d’avoir demandé un combat contre lui. Il insistera pour que le combat ait lieu prétendant même être capable de coucher la championne du monde de judo. Il se vantera aussi d’avoir empoigné quelqu’un lors d’un salon de fitness. Enfin, il menacera Tristan de faire preuve d’un peu de violence à son encontre s’il met un pied à Paris.
Enfin, tout refus du conflit et recherche de la pacification est interprété par Marvel Fitness comme de la faiblesse ou de la pleurnicherie. Il diffuse ainsi des messages privés d’Aline Dessine en pleurs pour l’humilier et la faire passer pour quelqu’un de faible parce qu’elle ne supporte pas ses attaques incessantes. Marvel Fitness considère que « ce n’est qu’internet ».

Deuxièmement Marvel Fitness se défend par la déformation des faits et se cache derrière l’humour et la liberté d’expression (comme Dieudonné le « comique » antisémite). Ses vidéos sont des flots d’insultes, d’humiliations mais « ce n’est que de l’humour ».
Il utilise la même logique que les fakenews et les conspirationnistes, montant en épingles des faits, les déformant voir les inventant carrément. C’est une pratique récurrente des militants fascistes, à commencer par génération identitaire qui invente des agressions de « blancs » par des « racailles » pour choquer l’opinion de ses lecteurs. Malheureusement, peu importe la fausseté de la rumeur, il toujours beaucoup plus fastidieux et compliqué de la démentir que de l’imposer.
Dans le même état d’esprit, Marvel Fitness accuse systématiquement ceux qui se disent blessés par ses agissements de mentir et manipuler les spectateurs. Quand Aline Dessine lui envoie des demandes en larme de cesser de la mentionner dans ses vidéos, il l’accuse d’être une actrice. Il va jusqu’à prétendre que le premier courrier de l’avocate qu’il reçoit serait un faux écrit par Aline Dessine elle-même.

Troisième point important Marvel fitness utilise le registre de la lutte des classes et du racisme dès que les conséquences de ses actes le rattrapent. Il prétend que s’il est condamné c’est parce qu’il est un « noir de banlieue » face à des « petites-bourgeoises blanches, blondes aux yeux bleus ». Comme on peut l’entendre de la bouche d’un intervenant dans la vidéo du youtuber El Rayhan « il y a peut-être aussi une notion peut-être de classe là-dedans aussi. Ils ont des moyens que Marvel n’a pas et […] des gens dans la poche ».
Marvel va jusqu’à instrumentaliser le mouvement black lives matters tout en se trompant lorsqu’il donne le nom de George Floyd, l’appelant « Will » et continuant sa vidéo avec une totale indifférence après s’être rendu compte de son erreur ! C’est dire l’intérêt qu’il porte à ce mouvement de lutte lorsque ça ne lui permet pas de fuir ses responsabilités !
On a donc un harceleur qui compare son procès au meurtre d’un homme par un policier. Jusqu’à preuve du contraire le procès de Marvel Fitness s’est déroulé selon la procédure et il a été averti à de multiple reprises. Il a eu un jugement équitable où il a pu être défendu par un avocat. George Floyd a été exécuté en pleine rue, en dehors de tout cadre légal, sans avocat pour le défendre, sans juge pour le condamner, victime du seul arbitraire du policier. Sous tous les angles cette comparaison est humiliante pour toutes les victimes de violences policières et tous les militants luttant pour le respect de la vie humaine quelle que soit la couleur de la peau, en particulier pour les partisans du mouvement Black Lives Matter.

Cette posture populiste pour se prétendre victime du système est un mantra du fascisme et de sa conception complotiste du monde. Le fascisme présente toujours l’image d’un peuple méprisé et manipulé par des élites toutes puissantes qui agissent dans l’ombre. Et c’est d’ailleurs l’argument de tous ceux qui défendent Marvel : ce serait des magouilles, des conspirations entre avocats et juges qui auraient abouti à la lourde peine qu’il a écopée. Mais on voit ici une nouveauté du fascisme moderne : l’instrumentalisation de l’antiracisme. Cette soi-disant persécution de Marvel Fitness par le monde de la justice serait consolidée autour du racisme des plaignants, de l’avocate et des juges.

Cette recette « antiraciste » a déjà été employée par Égalité et Réconciliation, le parti d’Alain Soral autoproclamé national-socialiste qui réédite Mein Kampf au milieu de nombreux autres ouvrages d’antisémites et de fascistes. Égalité et Réconciliation a tenté de draguer les jeunes de quartier populaire en présentant l’immigration comme un complot des juifs sionistes et des francs-maçons aux dépens des arabes musulmans et des français de souche. Ou le youtuber Greg Toussaint dont j’ai déjà parlé qui se revendique de Thomas Sankara un dirigeant africain anti-impérialiste. C’est d’autant plus incohérent que la plupart de ces fascistoïdes passent leur temps à tailler les antiracistes, pourvu qu’ils soient estampillés de gauche.
Ainsi, une élite conspirerait pour mettre les noirs, les arabes et les pauvres en prison et privilégier les bien-pensants et faussement antiracistes, les femmes, les féministes, les homosexuels et les transexuels. Voici la matrice idéologique et culturelle du fascisme moderne. Cette lame de fond fasciste progresse de façon éparse par l’intermédiaire de ces youtubers.

Egalité et Réconciliation et Marvel Fitness

Tous les youtubers cités auparavant sont liés à Egalité et Réconciliation. Le Raptor Dissident s’en est éloigné suite à une dispute avec Alain Soral le mégalomane mais avant ça ce dernier avait participé à le lancer en relayant ses vidéos sur le site web d’Egalité et Réconciliation. Aujourd’hui c’est au tour de Greg Toussaint d’être relayé par ce site et en échange de leur dire des mots doux dans ses vidéos.
Et bien évidemment, dans le cas de Marvel Fitness, ça ne manque pas… Le parti fasciste soutient Marvel fitness dans cette affaire en reprenant l’argumentation de la persécution féministe et raciste.

On peut voir en bas à droite d’ailleurs le lien renvoyant vers un article sur ce fameux Greg Toussaint.
Et Marvel se félicite que ses vidéos soient relayées par E&R et Alain Soral :

On peut trouver plusieurs autres articles concernant Marvel Fitness et ses pseudo-analyses du monde du fitness sur E&R. On ne va pas s’amuser à toutes les relayer. Notons juste que cette amitié va jusqu’au fait que Marvel Finess accepte de faire des reportages pour Alain Soral sur le « confinement en banlieue ».

L’après-procès

Ce qui est inquiétant c’est que même après les explications exhaustives des personnes harcelées, même après que la justice indépendante de ces personnes aient tranché, on trouve énormément de monde pour soutenir Marvel Fitness. Et dans le lot de nombreux youtubers d’extrême-droite. Citons pour l’exemple la chaîne de Valeurs Actuelles, journal traditionaliste, catholique, hostile à l’islam, à l’immigration, adhérant à la thèse néo-fasciste du grand remplacement (de la culture et population judéo-chrétienne européenne par celles arabo-musulmane) qui accorde une interview d’une demi-heure à l’avocat de Marvel Fitness (bien évidemment ils ne donnent aucune tribune à l’autre parti) :

Voici donc notre pseudo-antiraciste qui se compare à Georges Floyd et réclame que le mouvement Black Lives Matter lutte pour sa libération qui se fait soutenir par un journal d’extrême-droite niant les violences policières et l’existence du racisme.

Ce qui est intéressant ce sont les arguments utilisés par ses partisans, qui montrent l’emprise du discours fasciste, sa séduction. Dans un pseudo esprit de neutralité certains estiment que les deux ont des torts néanmoins les personnes ayant porté plainte en aurait davantage du fait de cette démarche. Les plaignants auraient eux-mêmes déformé les faits. Mais ce qui devient injuste c’est qu’au lieu d’assumer et de régler le problème en personne ils auraient profité d’un système judiciaire défavorable à Marvel Fitness.

En fait ils ont un raisonnement inverse à celui d’un démocrate. Pour eux, la manière juste de régler le différend c’est la confrontation informelle, en personne, sans passer par les institutions démocratiques en théorie impartiale. Pour un démocrate c’est l’inverse, la sphère de l’informel c’est la loi du plus fort et c’est d’ailleurs ce que démontre cette histoire puisque les plaignants ont pendant près d’un an tenté de régler le problème en privé, sans l’envenimer par des publications publiques et sans passer par les tribunaux. Or Marvel Fitness a perpétué son harcèlement. Étant en position de force tout dépendait de son arbitraire. Malgré tous les défauts de la justice bourgeoise celle-ci aspire à la neutralité et effectivement l’État, par l’intermédiaire des juges, se place en arbitre surplombant.

Sauf que selon la logique anti-démocratique, et donc fasciste, la justice bourgeoise est justement partiale. Et pour alimenter cette idée les soutiens de Marvel Fitness recourent au raisonnement conspirationniste. L’avocate connaîtrait les juges, elle vient d’une bonne famille et a le bras long, les youtubers se sont ligués contre Marvel Fitness, celui-ci est victime du racisme des juges… Tout pour éviter de reconnaître qu’en réalité Marvel Fitness a commis un délit et qu’il n’est pas au-dessus des lois donc qu’il a reçu sa sanction. On peut penser ce qu’on veut de la justice bourgeoise, en l’occurrence elle a fonctionné conformément à ses principes. Il n’y a aucun complot, ni racisme dans cette décision.

Le Raptor Dissident donnant son avis sur l’affaire Marvel Fitness après son procès. Vidéo dans laquelle on apprend qu’il joue en live à des jeux vidéos avec des joueurs ayant pour pseudo : El Rayhan, Papacito, Valek et… MarvelFit. Toute la fachosphère de youtube réunie.

Le Raptor Dissident dans sa vidéo reconnaît et la culpabilité de Marvel, et les conséquences du harcèlement en ligne tout en s’indignant de la peine encourue par Marvel Fitness. Il est nécessaire de souligner ce point sur lequel ce youtuber ne tombe pas dans le registre fascisant et reconnaît la légitimité de la justice républicaine. Il évite également le conspirationnisme et d’engrainer le conflit en faisant le procès des plaignants. Ce qui n’excuse en rien la substance de son militantisme et ses propos sur les autres sujets, notamment dans la même vidéo mais ce n’est pas le sujet.

Conclusion pessimiste

La communauté de Marvel Fitness a suivi sa haine et ses incitations au harcèlement. Même après avoir vu les vidéos des personnes harcelées on en trouve de nombreux pour justifier les agissements de Marvel fitness et le présenter comme une victime (mais aussi quelques repentis fort heureusement).

Il s’agit là d’une mentalité contre la démocratie, singeant la résistance aux institutions pour promouvoir les règlements de compte plutôt que la justice bourgeoise, le populisme passant par une défense identitaire des milieux populaires et maintenant carrément l’utilisation de l’antiracisme (enfin une pâle imitation opportuniste !).

La situation économique comme culturelle est favorable à cet essor du fascisme. La crise du capitalisme touche toutes les dimensions de la société, et évidemment ce sont les classes populaires et la petite-bourgeoisie qui encaissent le plus et exigent un changement. En l’absence de mouvement ouvrier puissant, beaucoup se tournent vers le fascisme pour rétablir l’ordre.

On peut ainsi faire le lien entre ces harcèlements dans le monde du fitness, la critique conspirationnistes des laboratoires pharmaceutiques et de la « médecine allopathique » (en fait la médecine tout court) ou des ondes 5G pour promouvoir des conneries ésotériques du style lihothérapie. D’ailleurs Egalité & Réconciliation organise une série de conférences vidéo sur l’homéopathie en critiquant la « médecine traditionnelle ».
Ou encore certaines critiques de l’agro-industrie, de Monsanto et qui nourrissent les charlatans de la biodynamie tels que Pierre Rabhi. Rappelons que son mentor, Rudolph Steiner, père de l’anthroposophie ayant donné la biodynamie entre autres délires ésotériques, a aussi inspiré le nazisme et s’est inspiré des mêmes thèses raciale. Ce qu’on peut lire ici : Chimères éditions › Anthroposophie & Écofascisme

Enfin, dans la même logique pseudo-antiraciste et identitaire on doit afficher le milieu du rap, investi par des conspirationnistes comme Alpha Wann ou Vald dans l’indifférence du reste des artistes sans doute par ignorance ou sous prétexte de liberté d’expression, de séparer l’homme de l’artiste. Sans oublier la fausse bienveillance, pour se « donner de la force » mutuellement dans un esprit petit-bourgeois d’entrepreneur. « Ne mettons pas des bâtons dans les roues de l’autre jeune de quartier qui s’en sort ». Alpha Wann va ainsi être idolâtré comme meilleur technicien du game, sans aucune analyse de fond de ses récurrentes allusions aux illuminatis, au système banquaire, aux complots… Le tout pouvant virer carrément dans l’antisémitisme avec la récente affaire Freeze Corleone. Le rapeur qui dit « rien à foutre de la Shoah » et vante la détermination de Hitler ou l’efficacité de Goebbels. Et le rap game fait l’autruche parlant de « provocation », d’« artistique », dénonçant la « censure » voir creusant dans le trou de l’antisémitisme en prétendant que « dès que ça touche cette communauté comme par hasard… ».

Le fascisme crée ses héros, ses martyrs, pour se croire en résistance contre Le Système et son élite. Tout ce climat a de quoi inquiéter les militants antifascistes et révolutionnaires. Il faut dénoncer ces dérives de façon radicales, faire front et rien laisser passer.
Il faut aussi réaffirmer une théorie révolutionnaire autour de laquelle bâtir un véritable mouvement de classe afin d’offrir une réelle perspective au sentiment d’injustice qui traverse le peuple face aux ravages du capitalisme. Ainsi nous l’empêcherons de verser dans le ressentiment et la haine fasciste !

Michel Onfray, Front Populaire et le Souverainisme

Début 2020, Michel Onfray a fait la tournée des médias pour présenter sa nouvelle revue intitulée « Front Populaire ». Personnellement, j’en ai eu connaissance en visionnant un échange de cordialités1 entre ce philosophe et Eric Zemmour qu’il n’est plus besoin de présenter.


Je connaissais déjà Michel Onfray depuis que j’ai lu son « Traité d’athéologie », un livre à charge contre les trois religions monothéistes. Depuis il s’est illustré par plusieurs autres écrits polémiques comme « Crépuscule d’une idole » censé démonter Freud. Mais son œuvre majeure, selon plusieurs médias2 est sa « Contre histoire de la philosophie ». Onfray est aussi le fondateur d’une école à Caen où il prétend faire de « l’éducation populaire » désormais fermée par la mairie.
Cette posture critique (des religions, de la psychanalyse ou de l’histoire de la philosophie) est à lier au fait qu’Onfray s’autoproclame libertaire.

Cependant, au fil du temps Onfray a été de plus en plus renié3 par les anarchistes tandis qu’il acceptait des interviews de journaux habituellement classés à droite et focalisait sa critique sur l’islam. Il explique notamment dans le « débat » avec Zemmour qu’on peut « « épargner le catholicisme » de sa critique globale des religions monothéistes.4 ».

Ce virement est assez significatif alors qu’il intervient quand la question de l’identité nationale permettait de stigmatiser les personnes issues de l’immigration africaines et les habitants des quartiers populaires est mise sur la table. Quand la thèse du « grand remplacement » (de la population et de la culture européenne par celles arabo-musulmanes) se banalise notamment du fait de la propagande acharnée de personnalités comme Zemmour.

C’est d’abord ce point particulier qui a interpellé la gauche justifiant qu’elle classe Onfray à l’extrême-droite (ce dont il se défend avec acharnement). Avec sa revue Front Populaire centrée autour de la question du souverainisme Michel Onfray fait apparaître avec une certaine clarté d’autres facettes de sa théorie qui sont moins critiquées et pourtant tout aussi contestables. En tentant de synthétiser ses positions dans une doctrine politique cohérente en réalité il s’oriente de plus en plus vers le fascisme. Je propose donc une réflexion pour argumenter tout ça, lui qui se plaint de n’avoir à faire qu’à des invectives.

Le fascisme ?

Le fascisme est un mouvement de masse qui se développe en période de crise du capitalisme. Ce mouvement parvient à mobiliser une grande partie des masses en adoptant une posture faussement contestataire, « anti-système ». Il se substitue ainsi à la véritable contestation révolutionnaire dont il pompe le vocabulaire ou certaines postures.

Le discours fasciste est d’abord une réaction de classes moyennes que la crise appauvrit, entraînant de larges secteurs du prolétariat. Ces classes moyennes voient dans leur paupérisation le reflet de ce qui se passe dans la société. Ainsi leur discours est dramatique et se structure autour de la protestation contre la décadence de la civilisation. Une décadence qui semble inévitable, fatale et contre laquelle les fascistes se voient comme des résistants. C’est une vision romantique où l’héroïsme, le sacrifice, le courage, l’abnégation sont salués.

Cependant ces petits-bourgeois ne parviennent pas à remettre en question le capitalisme comme le fait le mouvement communiste de la classe ouvrière. Car la petite-bourgeoisie a goûté au confort, à la propriété privée et surtout à la liberté d’entreprendre. Cette petite-bourgeoisie est encore pétrie d’idéologie libérale. C’est pourquoi elle a une vision aristocratique qui méprise l’apathie des « masses populaires ». Les fascistes se prennent pour des élus, des gens qui font passer leurs convictions avant les bassesses matérielles telles que l’argent.

Pour autant le libéralisme est bien une des cibles du fascisme. Il faut bien une cause à tous ces tourments que vit le peuple et pour les fascistes ce sont les valeurs libérales. L’individualisme et le matérialisme, au sens d’attachement aux choses matérielles qu’on peut posséder, corrompent les gens, et en particulier les élites financières, et se dressent devant les intérêts du peuple.

Mais le fascisme n’est pas que ça. Ce désarroi de la petite-bourgeoisie rencontre la prétention hégémonique et antidémocratique de la grande bourgeoisie monopoliste. Les capitalistes dirigeants de monopoles sont acculés à deux solutions pour accroître leurs profits : exploiter davantage la force de travail ou utiliser l’état afin d’écraser leurs concurrentes ou de prendre le contrôle de matières premières – ce qu’on appelle l’impérialisme. Dans les deux cas les monopoles ont tout intérêt à sacrifier la démocratie libérale au profit d’une dictature réactionnaire.

Ces deux tendances, petite-bourgeoise et monopoliste, se combinent durant la crise dans le nationalisme. C’est grâce à ce nationalisme que les petits-bourgeois peuvent prétendre défendre les intérêts du peuple sans remettre en question la propriété privée et le droit d’exploiter des ouvriers et de toucher des bénéfices. La Nation étant assimilée au Peuple et le nationalisme étant présenté comme l’incarnation de la lutte des classes. Mussolini lui-même a adopté la notion de « nation prolétaire » pour parler de l’Italie notamment. Ces nations prolétaires seraient exploitées par des nations bourgeoises par l’intermédiaire d’institutions trans-nationales comme la SDN (ancêtre de l’ONU).

L’antisémitisme fait aussi d’une pierre deux coups. Pour les petits-bourgeois, celui-ci découle d’une mauvaise compréhension du système économique qui attribue à la finance voir à l’argent lui-même tous les maux. Cela permet de faire du « peuple » une victime et de prétendre défendre ses intérêts afin de le mobiliser. Pour les monopoles l’antisémitisme permet de ne pas attaquer les élites financières en détournant cette colère sociale vers une minorité que les stéréotypes assimilent justement à l’argent et à la finance.

Or actuellement le capitalisme est en crise et ça ne manque pas, les théories conspirationnistes, l’antisémitisme, les partis d’extrême-droite, les logiques identitaires et nationalistes progressent. Michel Onfray s’intègre dans cette dynamique. Il n’est pas stricto sensu fasciste puisqu’il ne soutient pas ouvertement l’antiparlementarisme et la violence, il se revendique des Lumières même s’il en trahit en partie l’héritage, il se démarque régulièrement de l’antisémitisme et de l’antisionisme qu’il dénonce. Néanmoins le discours de Michel Onfray partage de nombreux points avec le discours fasciste et sa démarche participe à conditionner la société et les mentalités à la survenue d’une réponse authentiquement fasciste à la crise.

Historiquement le fascisme s’est imposé durant une sévère crise du capitalisme et après la première guerre mondiale, alors que les nations impérialistes étaient en concurrence. Ceci dit il puisait des racines plusieurs décennies avant ça. Notamment avec le Cercle Proudhon, l’affaire Dreyfus et le mouvement boulangiste en France mais aussi à partir de l’antisémitisme chrétien pluriséculaire.

Aujourd’hui nous sortons depuis quelques décennies d’une ère d’enrichissement des nations industrialisées. Cette ère a débuté après la deuxième guerre mondiale. On a pu parler de « Trente Glorieuses » pour la désigner en France et selon les penseurs bourgeois elle se caractérise par le plein-emploi, l’accès au confort d’une grande partie de la population, la massification de l’école qui était réservée à une élite avant ça, la consommation de masse et, en conséquence de tout ça, la formation d’une grande classe moyenne séparant une petite quantité de riches et une petite quantité de pauvres.

Cette ère était en fait due au fait que les capitalistes avaient trouvé de nouveaux marchés, de nouveaux débouchés, notamment avec l’industrialisation de l’Asie ou de l’Amérique latine. Ils ont pu accumuler du capital et en s’enrichissant ils ont pu aussi rémunérer mieux les prolétaires. Mais cette période est révolue désormais. Les capitalistes continuent à s’enrichir mais pour ce faire ils doivent exploiter davantage les prolétaires puisqu’ils trouvent de moins en moins de débouchés.

Les écarts de revenus entre les riches et les pauvres augmentent, les droits des travailleurs sont détricotés, les capitalistes produisent trop, plus qu’ils ne peuvent revendre… C’est en somme une nouvelle crise qui est en train de se produire.

Rien d’étonnant à ce qu’en réponse à cette nouvelle crise se développe à nouveau une forme de fascisme. Ceci se manifeste par l’accès à des postes de pouvoir de partis populistes d’extrême-droite que ce soit Trump aux Etats-Unis ou Bolsonaro au Brésil, le mouvement 5 étoiles en Italie ou bien la progression des groupuscules fascistes, la Casapound en Italie, Aube Dorée en Grèce… On peut aussi citer le changement de discours de Marine Le Pen qui se veut de plus en plus critique du « néo-libéralisme ». Toujours en France, nous avons eu la Manif pour tous qui a rassemblé de nombreuses personnes autour de mots d’ordre réactionnaires ou encore l’affaire Dieudonné ainsi que le parti d’Alain Soral qui témoignent de la montée de l’antisémitisme.
Onfray, avec son initiative de revue pour les souverainistes « de droite, de gauche, d’ailleurs et de nulle part » s’inscrit dans cette dynamique en tentant de la fédérer autour d’un projet acceptable, sans l’antisémitisme et le racisme de Soral, sans sa vulgarité et son attitude de coq (ce que lui reproche notamment le site Egalité et réconciliation5).

Je connaissais déjà plusieurs autres personnalités française qui participent du même mouvement fascisant, pour en citer quelques unes : Asselineau et son parti l’UPR, Etienne Chouard, Alain Soral, Dieudonné, le Raptor Dissident, Greg Toussaint, El Rayan, Serge Ayoub sans oublier la famille Le Pen et Philippot… Au final, tous leurs procédés rhétoriques et leurs positions politiques convergent d’ailleurs ces personnalités se sont quasiment toutes au moins lues les unes les autres sinon carrément côtoyées. Du coup j’avais une bonne base pour analyser les discours de Michel Onfray. Voyons donc comment sa position peut être renvoyée au fascisme.

I – Ni droite, ni gauche

Premièrement la posture ni droite / ni gauche mais pour le peuple. Michel Onfray le dit et le répète à qui veut l’entendre sa revue s’adresse « aux souverainistes de droite, de gauche, d’ailleurs et de nulle part ».
On est ici très précisément dans l’idée selon laquelle les clivages droite / gauche seraient artificiels. Soit qu’ils divisent « le peuple » alors que celui-ci devrait s’unir, soit qu’en réalité droite et gauche mènent la même politique (néolibérale justement) – ce qui est un argument classique du Rassemblement National. Il a d’ailleurs été souvent souligné dans les médias que de nombreux partis qui étaient habituellement assimilés à l’extrême-droite se sont mis à se revendiquer « anti-système ». Ce fut entre autres le cas de Le Pen ou de Trump.

Le lien avec le fascisme est que lui-même est présenté par ses adhérents comme une troisième voie (d’ailleurs un groupuscule néo-nazi français conduit par Serge Ayoub porte précisément le nom de « Troisième Voie »). Troisième voie signifie ni communisme, ni libéralisme.

Onfray reprend cette antienne ni-ni en considérant qu’il n’existe que deux véritables camps :

  • les populistes, forcément souverainistes, qui défendent les intérêts du peuple
  • et les « populicides » qui défendent l’« Europe maastrichtienne ».

Quel que soit le camp, on y trouve tant des gens de gauche que des gens de droite mais aussi des gens ne se retrouvant ni dans l’une, ni dans l’autre.

II – Populisme


Cette posture ni droite / ni gauche est typiquement populiste et Michel Onfray ne s’en cache pas. Il explique dans sa discussion avec Zemmour qu’il entend réhabiliter le terme « populisme » qui aurait été sali. Il oppose ainsi les « populistes », qui seraient favorable au « peuple » , aux « populicides » qui mènent des politiques contraires aux intérêts du peuple. Le terme « populicide » est fort car il signifie littéralement « mise à mort du peuple », les politiciens du « populicide » (Macron en tête) seraient donc responsables du décès des peuples. Encore faut-il savoir ce qu’Onfray entend par « peuple » pour comprendre en quoi consiste sa « mort ».

Interrogé par Yann Moix dans l’émission « On n’est pas couché »6 plusieurs années avant la fondation de son « Front Populaire » Onfray définissait alors le « peuple » par « l’ensemble des personnes sur qui s’exerce le pouvoir et qui n’en ont aucun. ». Ce qui est une définition complètement creuse. Mais cette imprécision sert en réalité à brasser large, il peut admettre n’importe qui dans son « peuple » de façon opportuniste.

C’est pourquoi il travaille avec des banquiers et des fiscalistes qui vivent sans doute confortablement et qu’il considère comme faisant partie du « peuple »7. Il lui suffit, a priori, de trouver une institution ou un individu pour exercer du pouvoir sur eux, ce qui n’est pas très compliqué. Rien que dire que l’Etat fait payer des impôts et décrète les lois pourrait convenir.
La plupart des collaborateurs à la revue Front Populaire sont aussi très loin du bas de l’échelle. Jacques Sapir est économiste hétérodoxe, Idriss Aberkane un prétendu spécialiste en gestion des risques qui tient notamment une chaîne youtube et Didier Raoult un médecin prenant certaines libertés avec les protocoles.

C’est pourquoi Michel Onfray et la plupart des souverainistes adoptent une position victimaires8, prétendent être censurés ou calomniés dans les médias dits « dominants ». De la sorte, ils sous-entendent qu’un pouvoir s’exerce sur eux, qu’ils ne font pas partie des institutions dominantes, et voilà comment, dans un tour de passe-passe, des gens vivant très confortablement en viennent à faire partie du « peuple ».

Il faut aussi noter que le terme « peuple » permet de se démarquer du « prolétariat » de Marx. Michel Onfray étant particulièrement hostile au marxisme comme on le verra plus loin. Le prolétariat chez Marx c’est la classe qui est obligée de travailler pour toucher de l’argent car elle n’a rien d’autre à vendre que sa force de travail. Elle est exploitée par les capitalistes qui, eux, possèdent des moyens de production et donc toutes les marchandises qui sont fabriquées avec. Les capitalistes ont donc bien d’autres marchandises à vendre que leur force de travail. Certains marxistes peuvent utiliser le mot « peuple » pour parler du prolétariat, ceci dit ce n’est évidemment pas dans ce sens qu’Onfray.

En principe le populisme c’est simplement le fait de prétendre que le Bien est toujours du côté du « peuple » et que le Mal est ce qui ne va pas dans son sens. Par exemple en défendant l’authenticité ou la sagesse populaire intuitive, ce que fait par exemple Onfray en parlant d’un « génie du peuple ». Le populisme n’est pas spécifique du fascisme, mais il prend dans celui-ci une dimension particulière en tant que le « peuple » est assimilé à une communauté ethnique et nationale. Et quelle que soit la définition qu’il ait pu donner à Yann Moix force est de constater que si Onfray estime que le peuple a intérêt au souverainisme, c’est qu’il le définit avant tout par son identité nationale. Ainsi que par la culture et l’idéologie liée à cette identité nationale dans ses fantasmes.

III – Souverainisme

Dans l’échange de cordialité qu’il a eu avec Zemmour, Onfray attaque directement son propos par une défense étymologique du souverainisme. Voici en substance son raisonnement :
Il explique qu’étymologiquement être souverain signifie être autonome, prendre les décisions pour soi et que l’opposé c’est être « esclave ». Ainsi en s’attaquant au souverainisme les « progressistes » vanteraient le fait d’être esclave. Remarquons au passage qu’en dénonçant les « progressistes » Onfray reconnaît être « conservateur ».


Onfray divise donc le monde entre souverains et esclaves mais il ne parle pas de leur relation mutuelle. C’est déjà intéressant parce que les esclaves ne sont pas esclaves en soi, ils sont les esclaves des souverains. Donc quand Onfray dit d’être souverain il dit en substance qu’on devrait avoir des esclaves. Même si on acceptait son raisonnement simpliste qui divise le monde en esclaves et souverains le parti du révolutionnaire serait de renverser la relation souverain / esclave plutôt que de choisir son camp.


Mais quittons ce débat de dictionnaire pour rentrer dans les questions politiques. Quand on parle de souveraineté il y a deux sens possibles : la souveraineté nationale et la souveraineté populaire. Évidemment les souverainistes font comme s’il s’agissait d’une seule et même chose et parlent indistinctement de souveraineté.

Or, si l’on écoute Michel Onfray, l’ennemi de la souveraineté c’est avant tout l’Europe « maastrichtienne » (telle qu’il l’appelle). C’est-à-dire l’Europe issue du traité de Maastricht, on pourrait dire l’Union Européenne pour simplifier. Il n’y a pas de mystère donc, ce dont parle ici Michel Onfray c’est de souveraineté nationale.
Sauf que la nation n’est pas le peuple. Ce n’est pas parce que l’État français recouvre plus de pouvoir que le peuple français maîtrisera mieux son destin. Son argument, qui se fait passer pour républicain, est que les représentants de l’État français sont élus (ce n’est pas vrai pour tous, les préfets comme la plupart des hauts fonctionnaires ne sont pas élus mais nommés) au contraire le fonctionnement de l’UE serait antidémocratique « populicide » dit Onfray. Certains représentants européens sont élus (les membres du parlement européen) sauf qu’ici les souverainistes expliquent que ces élus n’ont quasiment aucun pouvoir – ce qui n’est pas faux.

Cette rhétorique pourrait étonner venant de quelqu’un revendiquant des accointances avec l’anarchisme. Pour les anarchistes, quand bien même les représentants sont élus, c’est eux qui sont au pouvoir, pas le peuple. D’ailleurs, le traité de Maastricht a été signé par des représentants élus, Macron, l’archétype du populicide selon Onfray, a été élu, etc… Les élus ne sont pas le peuple dans son ensemble, si les élus ont plus de pouvoir ça ne signifie nullement que le peuple en aura plus lui-même. C’est ici la grosse arnaque du souverainisme. Que l’instrument de la bourgeoisie soit français (état) ou international (UE) c’est toujours le prolétariat qui est exploité.

Et pour résoudre cette incohérence il n’y a pas 4 chemins, il faut démontrer que c’est le système de la démocratie représentative lui-même qui est pour ainsi dire « truqué ». En réalité le peuple n’a que l’illusion du choix. C’est un pas que Michel Onfray ose franchir, même si de façon détournée. Il idéalise ainsi De Gaulle, qui aurait été un authentique souverainiste, et explique que la Vème République qu’il a fondée n’avait pas du tout vocation à être employée contre les intérêts du « peuple ». Que De Gaulle, pensant que tout le monde serait aussi vertueux qu’il l’était, a eu la naïveté de croire que ses successeurs se contenteraient d’être des représentants du peuple. Que si l’opposition remportait des élections, même locales, le président de la république devrait remplacer son gouvernement par un gouvernement constitué de membres du parti victorieux. Ainsi Macron aurait dû constituer un gouvernement d’écologistes à la suite des élections municipales.

Mais les politiciens actuels étant véreux et non vertueux, le régime politique n’est plus adapté. Derrière ses apparats démocratiques, ce discours est raccord avec l’ambition du fascisme. Puisque le régime politique n’est plus adapté à cause de l’immoralité des représentants il faut le remplacer par un autre régime politique qui ne fasse aucune place aux politiciens malhonnêtes.

Pour résoudre la question « comment des élus français ont pu voter contre la volonté du peuple » Michel Onfray se trouve contraint de réviser son union nationale de façon populiste. Le peuple c’est donc tous les français sauf certains. Les grandes fortunes possédant de grandes entreprises et qui délocalisent ou paient leurs impôts à l’étranger ou bien encore les professionnels de la politique qui sont « européistes » ne sont pas vraiment français. Ces derniers sont des carriéristes assujettis aux puissances transnationales (l’UE) voir étrangères (l’Allemagne qui est vue comme la dirigeante de l’UE). Les ambitions personnelles de ces politiciens les empêchent de considérer les volontés du peuple. L’exemple qui revient incessamment sous la plume d’Onfray est celui du référendum de 2005 où les votants se sont exprimés contre l’adoption d’une constitution européenne.


Tout ce discours sur le peuple comme communauté nationale trahie par des représentants corrompus par des puissances étrangères qui ont façonné le système à leur mesure est très précisément la matrice de l’idéologie fasciste.

Si le personnel politique est corrompu alors il faut le remplacer. Pour le moment Onfray choisit la voie électorale en stipulant qu’il est prêt à présenter une liste, dans laquelle il refuse d’être histoire de ne pas pouvoir être accusé de chercher le pouvoir. Mais n’est-ce pas contradictoire de se présenter comme ostracisé tout en espérant parvenir à la tête de l’état par voie électorale ?

Car Michel Onfray joue sur sa figure d’intellectuel militant, tel un génie rejeté par l’académisme pour ses idée hétérodoxes. Il souligne régulièrement que son école de Caen a été fermée par le maire de la ville par exemple. Interviewé par Russia Today9 (le média en France lié au gouvernement russe) Michel Onfray sert une analyse paranoïaque des médias à la limite du conspirationnisme. Alors qu’on lui fait remarquer à juste titre qu’il est souvent invité, il explique que les médias seraient tenus par des milliardaires pouvant de ce fait faire dire ce qui les arrange aux journalistes bossant pour eux. En plus cette presse serait financée à l’aide de l’argent du contribuable.

Un exemple parlant de ce que pourrait devenir le souverainisme d’Onfray s’il s’enfonce dans sa posture d’ostracisé est celui de Philippot. Ancien conseiller de Marine Le Pen au Rassemblement National, qui l’a quitté pour fonder son propre parti « les Patriotes » il a organisé récemment une journée du souverainisme. « Le média pour tous » a couvert l’événement10 et a interrogé plusieurs souverainistes présents. Évidemment de façon complaisante car Vincent Lapierre, le journaliste du-dit « média pour tous », est lui-même d’extrême-droite il s’est fait notamment connaître en travaillant pour Alain Soral un polémiste s’autoproclamant « national-socialiste » et obsédé par la communauté juive. Depuis Vincent Lapierre couvre uniquement des événements d’extrême-droite qu’il présente de façon candide tout en décrivant une extrême-gauche intolérante et violente (dans une tentative de retournement de situation où les antifascistes seraient en fait les véritables fascistes parce qu’ils ne tolèrent pas que des fascistes fassent leur propagande).

Dans ce reportage Philippot appelle carrément à un putsch qui prendrai la forme d’une alliance entre « un mouvement des gilets jaunes x5 ou x10 » et un projet politique. Il appelle les gilets jaunes11 à « franchir le cap politique ». Philippot poursuit en expliquant que la « propagande », l' »argent » et les « médias » de l’« oligarchie » réduisent à néant toute possibilité de prendre le pouvoir de façon démocratique, par les élections. Philippot sous-entend là qu’il y aurait une oligarchie surpuissante et très influente qui ne pourrait être vaincue que s’ils ne suivent pas les règles du jeu.

Il a donc une longueur d’avance sur Onfray dans le fascisme, il a admis l’idée que tous les moyens sont bons tant qu’on arrive au pouvoir et qu’on destitue le personnel politique corrompu. Cependant, l’hypocrisie de son discours apparaît aussi au détour d’une phrase où il dit que cette stratégie serait gagnante parce qu' »on est majoritaires » (comprendre « les souverainistes »), mais si tel était le cas des élections suffiraient à les porter au pouvoir. S’ils ont besoin d’un putsch c’est justement qu’ils ne le sont pas. Mais comme nous l’avons dit, pour les fascistes, même en étant majoritaires le système est truqué.


Dans une autre vidéo face caméra où Philippot aborde directement l’initiative de Front Populaire de Michel Onfray12 il félicite la nature du projet (je le rappelle : « unir les souverainistes de droite, de gauche, d’ailleurs et de nulle part »). Il objecte ensuite que le problème n’est pas immédiatement Macron mais une oligarchie au-dessus de lui. Florian Philippot surenchérit là aussi dans la rhétorique fasciste ici en ciblant bien plus explicitement une élite mal définie mais étrangère et plus puissante que le président français qui ne serait qu’une marionnette.

Michel Onfray n’en appelle pas à un coup d’état comme Philippot. Pour l’instant il fait appel au « génie du peuple ». Il pense pouvoir miser sur les élections même s’il parle dans la vidéo sur la constitution européenne d’une possibilité pour le ministère de l’intérieur de truquer les votes soi-disant « bien connue ». Il ne nous dira pas laquelle pour autant.

Pour le moment Onfray s’accroche à son identité « anarchiste » et revendique l’autogestion. Il a ainsi fondé sa revue sur le modèle participatif où chacun peut proposer des contributions. Contrairement aux médias dominants elle serait « indépendante » parce que financée par les lecteurs. En réalité ce n’est pas un gage que ce qui sera dit sera moins partial. On peut aussi citer plusieurs revues gratuites et financées par les lecteurs qui déboulonneraient le Front Populaire d’Onfray, comme quoi « indépendance » financière vis-à-vis des grandes fortunes n’implique pas de se reconnaître dans le nationalisme.

C’est une bonne occasion de faire une transition vers ses influences : Proudhon en tête. De questionner cette « autogestion » et surtout de comprendre comment l’apparente défiance vis-à-vis du pouvoir n’immunise pas contre le poison fasciste.

IV – Proudhon et l’autogestion

La trajectoire partant de préoccupations sociales et d’idéaux autogestionnaires et débouchant jusqu’à l’antisémitisme n’est pas exceptionnelle. Pierre-Joseph Proudhon, qui est un des principaux auteurs dont se revendique Onfray, est un des fondateurs de l’anarchisme, en tous cas de son courant syndicaliste. Il est aujourd’hui conspué par une bonne partie de ce mouvement pour sa misogynie et son antisémitisme. Lors de sa polémique avec Marx il notera dans ses cahiers des injures antisémites ignobles à son encontre.

Or je pense que la théorie économique de Proudhon elle-même est particulièrement poreuse sinon à l’antisémitisme du moins au conspirationnisme car il ne sera pas rare que les courants s’inspirant de lui tombent dans le même travers. Ce sera le cas notamment lors de l’épisode boulangiste, un général se présentant comme ni de droite, ni de gauche, parvenant à réunir autour de sa personne un grand nombre d’électeurs de droite et d’extrême-gauche et notamment des proudhoniens.

Après le décès de Boulanger certains partisans de Proudhon s’illustreront à nouveau lors de l’affaire Dreyfus13. Pour rappelle Dreyfus était un militaire qui fut accusé d’avoir transmis des informations confidentielles à l’ennemi allemand de la France juste parce qu’il était juif.

Si l’on se fie au site web « unphilosophe » « le plus exigeant et le plus fidèle » lecteur et héritier de Proudhon serait George Sorel. Il s’agit d’un syndicaliste révolutionnaire des débuts du XIXème siècle qui inspira un cercle de réflexion à la même époque : le Cercle Proudhon. Celui-ci gravitait avant la première guerre mondiale autour de l’Action Française dont la plupart de ses membres étaient issus. D’autres venaient plutôt du syndicalisme révolutionnaire. L’Action Française est un groupuscule monarchiste fédéraliste qui à l’époque était dirigé par Charles Maurras, une référence de l’extrême-droite actuelle en particulier d’Eric Zemmour.

Mussolini lui même a fait ses armes dans le syndicalisme révolutionnaire.

Dès lors comment expliquer cette fâcheuse tendance de Proudhon et de ses héritiers de flirter avec le fascisme ? Poser cette question c’est en réalité aborder celle de la source idéologique du fascisme, c’est donc fondamental.

Pour y répondre rapidement : Proudhon tente de proposer une critique du capitalisme qui ne remette pas en cause les fondements du capitalisme. Il n’est pas défavorable à la propriété privée des moyens de production, qui est une des principales caractéristiques du capitalisme. De ce fait, il est hostile au communisme puisque le communisme passe par la socialisation des moyens de production, l’expropriation des capitalistes.
« Moi, je suis capitaliste, clame-t-il, pour le capitalisme, je pense qu’effectivement la propriété privée est tout à fait défendable. » déclare Michel Onfray en réponse à un auditeur de France Inter14. En outre, Proudhon est contre la révolution sous prétexte qu’elle amène la violence avec elle.

La raison est sans doute que, comme l’explique Marx, Proudhon est un « petit-bourgeois ». Il commence comme ouvrier typographe, ce qui signifie qu’il fait partie des ouvriers lettrés et parmi les mieux lotis. Ensuite il ouvrira son propre atelier, il deviendra donc un petit-capitaliste au sens propre. Ceci n’explique pas tout néanmoins il est logique que Proudhon ne soit pas enchanté à l’idée de se tirer une balle dans le pied en voulant éradiquer la propriété privée. Mais le plus important est sans doute que Proudhon croit au libre-arbitre et à la méritocratie, pour lui d’une certaine manière, les ouvriers sont des « esclaves », les véritables hommes libres et indépendants sont les artisans dont il fait partie15. L’émancipation selon Proudhon semble essentiellement individuelle, le collectif étant avant tout un moyen. Un homme émancipé est un homme ne subissant pas les influences d’autrui, dans la tradition libérale, l’artisan propriétaire de ses moyens de production en est un archétype.

Proudhon va donc chercher à critiquer le capitalisme tout en le sauvant sous sa forme concurrentielle. Son but est de l’améliorer et de le maintenir. Or cette tentative de demi-mesure est ce qui anime le fascisme. Le fascisme mêle à la fois une critique haineuse de certaines dimensions du capitalisme mais il n’ose jamais critiquer ce qui le fonde (la propriété privée), il oriente la révolte vers des voies de garage.

Ce que Proudhon va critiquer dans le capitalisme c’est donc la tendance qu’a la propriété à se concentrer entre les mains de quelques uns. C’est ce qu’on peut appeler la tendance au monopole. Autrement dit certaines grosses entreprises embauchent la plupart des salariés dans chaque secteur elles vendent la plupart des marchandises de ce secteur, elles peuvent racheter les autres entreprises ou les dernières machines pour produire plus vite… Beaucoup de petites entreprises ne font que vivoter à côté incapables de faire concurrence.
Cette défiance justifiée vis-à-vis des monopoles est partagée par Onfray qui taille souvent les GAFAM. Dans son interview pour le média thinkerview16 par exemple il sous-entend que les GAFAM concentrent une telle richesse dans les mains de leurs propriétaires que seule l’immortalité est un objectif suffisamment attrayant pour eux. Ils ont donc pour objectif le transhumanisme. Ils sont suffisamment puissants pour utiliser des nations afin d’atteindre ce but égoïste.

Le problème est bien évidemment que ni Proudhon, ni Onfray n’accepte l’idée que la tendance au monopole est inhérente au capitalisme. Contrairement à Marx. Ils aimeraient que le capitalisme « reste » un système de concurrence où chacun a sa chance. Où personne ne concentre de la richesse, où tout le monde possède à peu près autant et où seul le mérite permet à certains d’avoir un peu plus que les autres. Je dis « reste » entre guillemet car ça n’a jamais été le cas. Proudhon, comme Onfray, idéalisent un passé fantasmé.

Proudhon en particulier serait satisfait d’un capitalisme artisanal sur le modèle des compagnons. Il s’inspire aussi de toute la tradition dit du socialisme « utopique » comme Rabelais ou Fourier. Ces deux penseurs ont imaginé des sortes de villages où les travailleurs gèrent leur production, où la répartition est égalitaire voir où chacun fait chaque tâche sans que certains soient cantonnés à des tâches manuelles et d’autres à des tâches intellectuelles… Ceci pose les jalons de l’autogestion à proprement parler.

Suivant cette même idée Proudhon propose de soutenir la formation de coopératives ouvrières ou de banques du peuple fonctionnant comme des mutuelles, à la place d’une révolution violente qu’il a en horreur. Cela a notamment posé les bases de l’actuelle Économie Sociale et Solidaire (ESS).
Dans une entreprise classique, seuls quelques personnes sont propriétaires de l’entreprise, ce sont eux qui perçoivent le bénéfice, les travailleurs n’en touchent pas. Dans les coopératives ouvrières, idéalement, chaque travailleur est propriétaire de l’entreprise dans laquelle il travaille à hauteur de sa contribution. Chaque travailleur touche donc une part du bénéfice. De la même manière, dans les mutuelles, chaque adhérent cotise à hauteur de ses moyens et peut emprunter à taux 0 (ou un tout petit peu plus dans les faits juste de quoi payer le salaires des éventuels secrétaires gérant les dossiers). L’objectif de Proudhon à long terme n’est pas l’abolition de la propriété privée des moyens de production mais son extension à tous.

Or ceci est impossible. Onfray galère à penser de manière dialectique comme lorsqu’il omet de dire que pour être souverain il faut des gens à diriger. Là encore, ce que nous proposent Onfray et Proudhon c’est une société constituée uniquement de capitalistes sans aucun prolétaire. Mais des capitalistes n’existent que par rapport aux prolétaires, il leur faut des gens à exploiter. Il est impossible pour un capitaliste de gagner de l’argent s’il n’y a que des capitalistes. Comme l’explique très bien Engels à moult reprises dans L’anti-Dühring si la plus-value dépendait uniquement de l’initiative du capitaliste de fixer un prix plus élevé que ses frais, ce qu’il gagnerait en vendant, il reperdrait en achetant puisque les autres capitalistes feraient pareil.

Comme cette société de capitalistes est insensée évidemment ce n’est pas dans cette direction que va le monde. Et cela ne peut que frustrer Proudhon et Onfray et paver la voie au complotisme en expliquant que ce seraient les médias et les politiciens vendus aux milliardaires qui mettent des bâtons dans les roues de son projet et des petites entreprises.

En apparence on est éloigné du fascisme, mais en réalité le glissement d’une idéologie à l’autre n’est pas si surprenant même s’il est loin d’être automatique bien entendu.

Fourier lui-même a tenu des propos antisémites. Et l’un de ses disciples, amateur de Proudhon, a en partie posé les bases de l’antisémitisme moderne. Il s’agit d’Alphonse Toussenel qui dans son livre au titre évocateur : Les Juifs, rois de l’époque prétend expliquer comment des familles juives sont parvenues à s’enrichir grâce à l’usure (le prêt avec intérêt).

Premièrement, comme je l’ai déjà dit, l’analyse proudhonienne ne permet pas de comprendre comment les monopoles se forment et se maintiennent. Proudhon, comme Onfray, refusent de croire que c’est précisément la concurrence qu’ils veulent sauver qui permet la formation de monopoles. Car ces entreprises autogérées sont toujours en concurrence avec les autres entreprises du même secteur, y compris des entreprises qui ne sont pas autogérées. Ça signifie que pour avoir plus de clients il faut les attirer en ayant le meilleur rapport qualité / prix. Or pour baisser les prix il faut baisser les frais de production et souvent cela équivaut à baisser les salaires par rapport au travail fourni. Et ça, le fait que l’entreprise soit autogérée n’y change rien. C’est le propre de la concurrence. Si une entreprise refuse de jouer le jeu pour permettre à ses salariés d’avoir de meilleures conditions de travail elle prend le risque de se faire écarter par une concurrente moins charitable. Bref, la concurrence crée le monopole. Les entreprises qui exploitent le plus leurs salariés ou qui achètent leurs matières premières chez les entreprises qui exploitent le plus leurs salariés (et donc les vendent moins chères) sont celles qui auront le plus de chance de s’imposer face aux concurrentes.
Cette fatalité amène les proudhoniens à la frustration de ne pas voir leurs idéaux couronnés de succès. Certains vont alors chercher des raisons à cet échec. Des raisons qui peuvent aussi être des coupables. Ainsi cette théorie ouvre ainsi la voie au conspirationnisme. Les politiciens n’auraient aucune volonté, ils sont corrompus et les dirigeants des monopoles sont des être inhumains, égoïstes, cyniques… L’antisémitisme historique (inspiré notamment du christianisme) décrit précisément les Juifs comme des êtres sans attaches nationales, donc communautaristes. Intéressés par l’argent et le pouvoir, ils seraient des conspirateurs qui ont vendu le Christ aux romains… Là encore le glissement du conspirationnisme à l’antisémitisme, s’il n’est pas automatique, est malgré tout facile. C’est plus ou moins une voie de ce type que Hitler et son NSDAP ont suivi.

Deuxièmement, la théorie économique fasciste s’appuie largement sur le corporatisme. C’est-à-dire que chaque type de métier doit se constituer en corps défendant ses intérêts, transmettant ses savoirs-faire, etc… Or le compagnonnage est précisément une forme d’économie corporatiste. Mais pour aller plus loin, l’idée même d’autogestion théorisée par Proudhon avec ses coopératives ouvrières suggère que ce sont aux ouvriers travaillant dans une même usine de maîtriser totalement leur travail. Il s’agit de la base de l’anarcho-syndicalisme. On n’est pas loin du corporatisme qui déconnecte ces ouvriers de la société qui ne peut plus rien leur imposer.

Onfray est bien entendu d’accord avec Proudhon sur ce point. C’est ce qu’il entend lorsqu’il prétend faire appel « au génie du peuple » dans sa revue. Il faudrait, selon lui, demander aux travailleurs de chaque secteur de prendre les décisions ou au moins d’y participer pour ce qui les concerne. C’est comme si les décisions prises dans un secteur de travail ne concernent que les travailleurs du-dit secteur. Comme si le nucléaire ne concernait que les travailleurs du nucléaire. Comme si les bouchers, les abatteurs, les chasseurs étaient les mieux placés pour penser le bien-être des animaux. Comme si les habitants d’un immeuble n’étaient pas concernés par la construction s’ils n’y prennent pas part… Etc… Ce rejet de la « politique » et de la centralisation au profit de l’autonomie vire en fait en rejet de la communauté et des responsabilités mutuelles.

C’est là la différence entre l’autogestion qui se prétend libertaire parce que décentralisée et la socialisation défendue par Marx et Engels. La production ne doit pas être gérée par les seuls ouvriers de chaque secteur mais par l’ensemble de la population qui décide de façon démocratique de la direction dans laquelle elle veut que l’emmène ses efforts. D’abord les besoins sont définis collectivement et démocratiquement par tous et ensuite le travail est réparti rationnellement entre tous pour pouvoir produire de quoi combler ces besoins. Dans le communisme il n’est plus question d’entreprises distinctes.

Comme Proudhon, Onfray, est radicalement opposé à l’idée de révolution. Ils ne conçoivent pas l’évolution des sociétés comme une succession de modes de production à l’instar de Marx et Engels.

Pour n’être surtout pas assimilé au marxisme Onfray va jusqu’à dire que le capitalisme existe depuis que la rareté existe17. Ce qui, en réalité, n’a aucun sens car la rareté existe depuis qu’on sait dénombrer, donc autant dire que le capitalisme existe depuis toujours. Or si c’est le cas, comment définir le système qui s’est imposé à partir du XVème siècle en Europe ? Cette définition aberrante du capitalisme permet à Onfray de se distinguer de Marx, qui incarne selon lui toute la barbarie stalinienne. Elle l’empêche en même temps de comprendre correctement le capitalisme et il se retrouve obligé d’attribuer ses méfaits à une oligarchie.

En conclusion, on ne peut donc pas dire que c’est l’antisémitisme de Proudhon qui l’a amené à bâtir sa théorie économique. Ses propos antisémites ont été écrits dans des carnets qu’il n’a jamais publié et il ne les lie pas à sa théorie économique directement.

En revanche il est incontestable qu’à l’inverse sa théorie économique ouvre une brèche où peuvent s’engouffrer les clichés antisémites.

Onfray se refuse à l’antisémitisme, pour l’instant, mais son attachement aux thèses proudhoniennes (et son rejet de celles marxistes) le poussent à focaliser tous les maux sur une oligarchie et des puissances transnationales qui perturberaient la concurrence en corrompant les politiciens pour qu’ils votent des lois défavorables aux PME et favorables aux GAFAM.

Michel Onfray ne s’inspire pas uniquement de Proudhon. Afin d’adapter cette théorie à l’époque il va aussi s’appuyer sur toutes les idées modernes de l’extrême-droite. Il présente tout ça dans une longue interview de 2 heures 30 pour la chaîne youtube Thinkerview (qui est spécialisée dans les interviews de tous ceux qui se prétendent à contre-courant ce qui l’amène très régulièrement à interroger des fascistes et conspirationnistes). Onfray y sert une histoire idéaliste, c’est-à-dire antimatérialiste.

V – La décadence des civilisations

 

Pour justifier sa théorie économique erronée, Onfray est contraint de produire une philosophie idéaliste. L’histoire matérialiste fait tourner l’évolution des sociétés autour de l’économie, de ce que Marx appelle des « modes de production ». Les évolutions culturelles, juridiques, religieuses ou de régimes politiques ne font que suivre les évolutions techniques et économiques. Les « idées » ne sont rien d’autre que des courants matériels dans notre cerveau et elles sont produites par les conditions matérielles dans lesquelles celui-ci se construit.

L’histoire idéaliste d’Onfray en revanche prétend que l’évolution des sociétés procède d’abord d’une évolutions des idées, des valeurs, donc de la culture et que c’est seulement dans un second temps que les structures économiques sont adaptées par les humains à leurs valeurs. Dans cette vision d’Onfray les valeurs et les idées des humains changent sans que rien de matériel ne puisse expliquer leur changement. C’est pourquoi elle peut être qualifiée d’« idéaliste » : les « idées » sont à la source de tout changement. La notion fondamentale de cette histoire d’Onfray est celle de « civilisation ». Et Onfray définit les civilisations par leur culture, leurs idéologies.

Ainsi, selon lui, la civilisation occidentale est définie par la culture judéo-chrétienne. Or, Onfray explique qu’une civilisation connaît une phase ascendante, une phase d’acmé puis une phase de « décadence ». Il est d’ailleurs l’auteur d’un livre intitulé « Décadence » dans lequel il décrit la chute de la prétendue civilisation judéo-chrétienne.

Dans le cas du judéo-christianisme cette décadence aurait débuté dès le XIIIème siècle avec Thomas d’Aquin. Celui-ci a en effet participé à refondre le catholicisme à partir notamment des écrits philosophiques de la Grèce antique qui commençaient à être traduits de l’arabe, en particulier ceux d’Aristote. Thomas d’Aquin a alors été un des précurseurs de la scolastique à partir et contre laquelle se développera la science moderne et l’humanisme.

C’est ce processus de diminution de l’influence de l’Eglise et notamment de diminution de la foi qui consiste en un symptôme de décadence de la civilisation occidentale. Selon Onfray Cette décadence étant encore en cours aujourd’hui et entraîne à sa suite une cascade d’effets, notamment la dilution de l’identité collective des peuples de culture judéo-chrétienne.

En réalité cette théorie n’est en rien nouvelle elle est même tout à fait classique à l’extrême-droite. Selon l’histoire matérialiste ce qu’Onfray appelle la « culture judéo-chrétienne » est au mieux le nom de la culture, de l’idéologie et de la mythologie du mode de production féodal. Ce mode de production a été balayé par le capitalisme et son idéologie libérale en occident depuis au plus tard le 18ème siècle (malgré quelques tentatives avortées de restauration de l’ancien régime). Mais il en reste certains artefacts qui mutent et s’effacent derrière le capitalisme et sa culture.

Onfray ne raisonnant pas en terme de modes de production est incapable de lier la décadence de la culture à l’effondrement passé du mode de production féodal. Il aura même tendance à expliquer au contraire que c’est la décadence culturelle qui provoque des choix économiques différents.

Ce thème de la décadence est aussi cher aux fascistes. Pour le fascisme le libéralisme des Lumières est à l’origine de la corruption des mœurs. C’est notamment ce que l’historien du fascisme Zeev Sternhell18 rappelle dans son œuvre. L’autre mérite de cet historien est de détailler les racines françaises du fascisme alors que d’autres historiens aimeraient que la France soit immunisée contre ce poison.

Le libéralisme est présentée comme étant l’idéologie de la classe dominante par les fascistes.

Premièrement, pour les fascistes, le libéralisme affaiblit l’idée de nation en favorisant l’individu. L’individualisme correspond aussi au délitement de la famille patriarcale. Le fascisme dénonce que les droits individuels passent avant les devoirs que l’individu aurait vis-à-vis de sa famille et de sa patrie. Il valorise l’abnégation, le sacrifice de sa personne pour une Cause supérieure, morale voir spirituelle, par exemple… la « mère patrie ».

Pourtant l’individualisme est une façon de penser qui témoigne d’un progrès réel dans l’organisation de la société. C’est grâce à lui qu’un individu ne peut plus être la propriété de quelqu’un comme les esclaves l’étaient. Que les parents ne peuvent plus maltraiter un enfant impunément (encore une fois comme s’il était leur propriété) ou encore que les femmes choisissent avec qui elles veulent faire leur vie sans avoir à se plier à la volonté du père. L’individualisme c’est la même loi pour tous les individus. Même si dans la réalisation pratique il y a encore beaucoup de défauts, il s’agit d’une avancée considérable en comparaison au système des ordres féodaux où le seigneur n’a ni les mêmes droits, ni les mêmes devoirs que ses serfs.
Or sur ce point justement Michel Onfray remet en cause l’individualisme dans un article où il prend pourtant la défense de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen19. Il explique que les individus ont des droits mais aussi des devoirs, mais il le fait pour expliquer qu’aujourd’hui ce sont les droits qui priment et que chacun veut s’émanciper des devoirs. Qu’ainsi il existerait des territoires où « les lois de la république ne s’appliquent plus ». Il s’agit pour lui de dénoncer les banlieues et l’immigration arabe et musulmane (qu’il compare d’ailleurs à celle turque plus disciplinée à son goût). Il est vrai que de plus en plus de groupes d’intérêts, des « lobbies », se forment pour défendre les droits de plus en plus de catégories de citoyens différents. Cependant on ne peut pas dire que l’état soit « laxiste » comme Onfray le sous-entend. La répression policière ces dernières années me semble en témoigner.

Deuxièmement le libéralisme réduit la valeur de tout à sa valeur marchande. Même les choses sacrées comme les objets rituels des religions, certaines relations familiales, les œuvres d’art… Cette dénonciation de l’utilitarisme libéral est très répandue aujourd’hui or c’est une critique réactionnaire et les révolutionnaires doivent le clamer même si c’est paradoxal. La réduction de tout ce qui était sacré à sa valeur marchande est un progrès. Notamment car c’est une victoire de la rationalité sur l’irrationalisme. Marx l’exprime de façon très directe dans Travail salarié et Capital :

« « L’auréole disparaît en général de tous les rapports de l’ancienne société puisqu’ils sont réduits à de simples rapports d’argent.

De même, tout ce qu’on appelle les travaux supérieurs, intellectuels, artistiques, etc., ont été transformés en articles de commerce et ont par conséquent perdu leur ancien prestige. Quel grand progrès ce fut que tout le régiment de curés, de médecins, de juristes, etc., c’est-à-dire la religion, la jurisprudence, etc. n’ont plus été estimés que suivant leur valeur commerciale ! »

Là où les artistes pouvaient se considérer comme des aristocrates et dominer les autres en pensant maîtriser un langage qui les distingue des mortels, le libéralisme a réduit leurs œuvres au même niveau que toutes les productions matérielles : quelque chose de fabriqué donc de commercialisable. Là où les philosophes se gargarisaient d’avoir une activité noble le libéralisme l’a réduit a ce qu’elle est : un métier comme un autre. Là où la religion maintenait les adeptes dans l’ignorance et l’obéissance en décidant de façon arbitraire ce qui était sacré et ce qui ne l’était pas, le libéralisme a imposé la rationalité et a là encore réduit ces objets au même niveau que tous les autres : des marchandises. Ce faisant l’utilitarisme a émancipé les gens de l’emprise religieuse.

Ce phénomène a notamment été abordé par le sociologue Max Weber au début du XXème siècle parlant de « désenchantement du monde ».

Or Onfray parle exactement du même phénomène mais en terme de décadence de la civilisation judéo-chrétienne. Il en situe même le début précisément au moment de l’essor de la « rationalité » et du libéralisme. Par « rationalité » il faut comprendre la remise en cause de la théologie et de sa méthode « l’herméneutique ». Pour faire simple, l’herméneutique signifie de chercher les réponses dans les textes sacrés. Tout ce qu’il y a à savoir est dans la Bible. A l’inverse, la méthode scientifique invite à se fier à l’expérience sensible et à sa raison pour déduire la vérité de l’étude du monde réel.

Là encore pour être parfaitement juste on doit reconnaître que même d’un point de vue révolutionnaire la marchandisation de tout est quelque chose à dénoncer. Néanmoins, c’est un progrès par rapport au monde d’avant. D’une certaine manière le libéralisme a mâché le travail du communisme en désacralisant certaines activités et certains objets. Le réel problème c’est que pour ce faire le libéralisme a dû faire de ces objets des marchandises. La révolution doit parachever cette désacralisation tout en abolissant le commerce et donc les marchandises. Oui les relations humaines ne devraient pas se réduire à des échanges monétaires mais non ce n’était pas mieux avant. En prétendant l’inverse Onfray est réactionnaire puisqu’il s’attache au passé.

La différence majeure avec le fascisme historique est que Michel Onfray se pose en défenseur des Lumières là où les fascistes les attaquent. Mais ceci relève davantage de la forme que du fond puisque les Lumières lui servent de référence mais qu’il les utilise pour attaquer leur héritage.

Dans un autre registre, pour illustrer cette question de la décadence, citons Pierre Yves Rougeyron que je ne connaissais pas et qui intervient dans le reportage de Vincent Lapierre (le média pour tous) sur le rendez-vous des souverainistes organisé par le parti de Philipot « Les Patriotes ». Pierre-Yves Rougeyron se fait passer pour un simple agriculteur lambda en lutte pour la dignité et sa famille. Il utilise un registre guerrier empreint de darwinisme social qui rappelle la définition étymologique du souverainisme par Onfray opposant les « souverains » aux « esclaves ». Selon Rougeyron il ne faut pas s’écraser, pas baisser la tête devant les forces étrangères, ceux qui le font sont des merdes, des personnes méprisables et ne sont pas des « hommes ».
La thématique de la virilité est d’ailleurs très présente dans son discours : « J’ai été élevé par des hommes », « nous sommes des hommes et la France est notre mère », ne pas se battre pour elle serait renoncer à notre nature d’« hommes » pour devenir, par exemple, des « loutres intersectionnelles ».

Cette dernière expression fait directement référence au concept militant de « l’intersectionnalité des dominations ». C’est un concept développé par les sociologues et militants qui côtoient les universités. « L’intersectionnalité » est censée permettre de mieux comprendre comment s’entrecroisent de nombreux types de dominations. Concrètement c’est l’idée que quelqu’un subissant du racisme, pauvre et de sexe féminin subit 3 types de domination respectivement la domination raciste, la domination de classe et la domination sexiste. Cette personne serait donc davantage oppressée qu’une femme riche subissant le racisme ou qu’un homme pauvre et noir qui tous deux subissent deux types de domination. Le concept d’intersectionnalité est un concept individualiste, car il vise à décrire pour chaque individu les oppressions qu’il subirait, et donc libéral. De plus tous les types de domination sont assimilés de façon anhistorique dans la tradition sociologique du structuralisme, comme si toutes ces dominations étaient de même nature.

Toujours est-il qu’il s’agit de la manifestation moderne du libéralisme. Il est une tentative de concilier les luttes nées pour contrer les différentes discriminations. L’évolution de la philosophie avec l’Ecole de Francfort puis l’existentialisme de Sartre et enfin le structuralisme de Foucault ont progressivement déplacé le regard des militants de la lutte des classes au rapport à la norme et à la marginalité. Ceux qui vivaient mal subjectivement d’être mis à l’écart de la société car ils ne correspondent pas à certaines normes. Ainsi pour chaque domaine on pouvait trouver de nouvelles normes qui discriminaient de nouvelles catégories. Et à chaque fois une nouvelle lutte peut apparaître. Les principales sont bien évidemment les luttes contre le racisme, le sexisme, l’homophobie puis la LGBQIA+-phobie et même la lutte des classes a été reformulée comme « classisme »…

Mais ces luttes étaient alors conçues comme séparées les unes des autres. Chaque lutte ne prenant sens que par rapport à un système normatif. Le sexisme par rapport aux normes de genre, la LGBTQI+-phobie par rapport à l’« hétéronormativité »… Chaque lutte devant alors être menée par les « premiers concernés » c’est-à-dire par ceux qui subissent la discrimination. L’objectif étant d’éviter que la lutte soit menée par des personnes voulant se faire mousser mais sans réelles préoccupations pour les personnes marginalisées. L’intersectionnalité est un concept qui a été développé dans ce contexte afin de concilier toutes ces luttes séparées.

L’insistance sur la subjectivité et le ressenti des personnes discriminées ainsi que la compartimentation des discriminations et des luttes sont typiquement libérales. Une approche matérialisme récuse l’idée que des phénomènes sociaux puissent être séparés des autres et doivent être traités indépendamment d’une vision globale.

Sans surprise le fascisme moderne réagit à ce libéralisme moderne. Et Onfray n’y échappe pas. Il dénonce ainsi radicalement le post-structuralisme de Foucault ainsi que les philosophes Deleuze et Derrida qui ont été exportés aux états-unis sous l’appellation « French Theory » et y ont inspiré les études post-coloniale (sur les effets actuels du colonialisme et son lien avec le racisme), les études de genre (sur les rapports entre les sexes et sur la construction par la société des rôles selon le sexe) et les études queer (sur la construction du sexe lui-même et de l’orientation sexuelle)20.

Chez Onfray, cela se borne à une critique du relativisme et du libéralisme. Mais certains vont encore plus loin et glisse dans une haine irrationnelle du féminisme, de l’antiracisme et des mouvements LGBT+, etc… et défendent au contraire les valeurs traditionnelles effectivement racistes, sexistes, homophobes…

Un youtuber d’extrême-droite comme Greg Toussaint dénoncera ainsi la « tapettisation de la société ». Cette expression homophobe signifie que les français seraient de moins en moins combatifs, de moins en moins virils. C’est exactement la même rengaine que celle évoquée par Pierre-Yves Rougeyron.

Un autre youtuber d’extrême-droite, Papacito, a sorti un pseudo-livre d’histoire (il n’est pas du tout historien) sur les héros « burnés » de France. On a encore l’idée que le passé était glorieux, que les grandes figures nationales du passé étaient viriles et fières alors qu’aujourd’hui l’idéologie « néo-libérale » tente de les effacer et corrompt la jeunesse, la rendant faible et pleurnicharde.
Enfin Alain Soral, le « national-socialiste », défend complètement cette même idée. Il est passée il y a un certain temps dans l’émission « C’est mon choix » à deux reprises21 sur la question du machisme pour expliquer que chaque sexe a une place attitrée, les femmes ne doivent pas trop se faire remarquer, et les hommes doivent s’imposer et que ces rôles seraient déterminés par la « nature ». Il sort quand même l’argument délirant comme quoi l’homme est fait pour dominer parce qu’il a un pénis et peut donc pénétrer la femme alors que l’inverse est impossible. La pénétration serait donc un asservissement. Évidemment Alain Soral déplore l’influence néfaste de la théorie du genre sur la société. Les hommes se comportant de plus en plus comme il pense que des femmes devraient le faire et vice versa.

Michel Onfray ne se risque pas sur ces terrains, il sait que ça n’est plus adapté à l’époque. C’est précisément pour cette raison qu’il faut une bonne compréhension du fascisme et non se borner à dénoncer les discriminations. Car Michel Onfray garde la matrice de base du fascisme, l’antimarxisme, l’antilibéralisme et le nationalisme populiste. D’une certaine manière cela le rend d’autant plus dangereux car son proto-fascisme est plus adapté à l’époque, plus acceptable pour la plupart des prolétaires. Néanmoins il reste un point où Onfray ne peut s’empêcher d’afficher clairement des accointances d’extrême-droite c’est sur la question de l’immigration arabe et sur l’Islam.

VI – Le « grand remplacement » et la Nouvelle-Droite :

Dans son interview par la chaîne youtube Thinkerview, Onfray pose les bases de la théorie du « choc des civilisations » (à laquelle il dit explicitement adhérer). Dont la grande application actuelle en France est la thèse du « grand remplacement » selon laquelle la civilisation arabo-musulmane vient bouleverser la culture judéo-chrétienne à cause de l’immigration « massive ».

Dans son interview il cite le théoricien à l’origine de cette thèse, Renaud Camus22 en prenant soin de s’en distinguer. Pour la forme, car en réalité toute son argumentation y correspond. Renaud Camus est un intellectuel rattaché au GRECE qui est un think-tank d’extrême-droite diffusant ses idées dans la revue Élément. Une autre figure connue de ce groupe est Alain De Benoist. La principale œuvre de ce groupe a été de moderniser le racisme en oubliant la dimension génétique complètement balayée par la science au profit de ce qu’on a appelé l’« ethnodifférencialisme ». C’est-à-dire du « racisme » culturel, plus tolérable à notre époque.

La thèse du grand remplacement s’appuie tout d’abord sur l’ethno-différencialisme. C’est l’idée que sur chaque aire géographique s’est développée une culture différente. On retrouve ici le concept de civilisation d’Onfray. En Europe ce serait ainsi la civilisation de culture judéo-chrétienne tandis qu’au Maghreb c’est une civilisation de culture arabo-musulmane. Ces deux cultures différentes sont considérées comme incompatibles l’une avec l’autre. Les valeurs de chacune de ces cultures seraient soi-disant fondamentalement différentes. Ainsi on a l’esprit du « chacun chez soi et les moutons seront bien gardés ». Quelqu’un de culture arabe se sentirait forcément mal dans un pays judéo-chrétien.

La thèse du grand remplacement c’est l’idée que comme ces cultures sont incompatibles, les immigrés maghrébins arrivant en Europe ne « s’intègrent » pas. Ils n’adoptent pas les valeurs et la culture des pays d’accueil. Ils gardent leur culture d’origine. Sauf qu’ils deviennent de plus en plus nombreux si bien que leur culture entre en contradiction avec la culture judéo-chrétienne locale. Et comme la culture judéo-chrétienne est en décadence, la culture arabo-musulmane va à terme la remplacer.
Comme il le disait déjà en 2006 sur son site personnel : « « désormais l’islam place des coins dans le vieux marbre d’une Europe qui ne croit plus en elle, en ses valeurs, en ses vertus, et ce avant destruction définitive23 ».

Cette thèse a inspiré très largement les intellectuels de droite et d’extrême-droite. On peut la discerner derrière les propos de Zemmour lorsqu’il parle de colonisation pour caractériser cette immigration. Michel Onfray en est lui aussi un porte parole24.

Il y ajoute aussi la thèse selon laquelle ce grand remplacement serait carrément un plan, ou du moins la conséquence indésirable d’un plan25, de l’élite représentée par les GAFAM et les institutions commerciales internationales à leur service (UE, ONU, FMI, OMC…).

Là encore derrière cette théorie suinte le fascisme. Rappelons qu’une des thèses antisémites de Hitler c’est que les Juifs incitent à l’immigration pour provoquer le métissage des races. Et pour Hitler le métissage ne peut évidemment que faire dégénérer les races, a fortiori la race aryenne blanche puisque celle-ci est la race supérieure. Il suffit de remplacer les Juifs par les milliardaires propriétaires des multinationales et le métissage des races par le métissage des cultures et nous retombons sur l’idée du grand remplacement. Les GAFAM provoquent l’immigration, malgré eux ou de façon consciente peu importe, et cette immigration maghrébine participe à l’effondrement de la culture judéo-chrétienne car la culture arabo-musulmane y est incompatible.

Michel Onfray parle alors de « choc des civilisations » acceptant comme une fatalité l’idée que cette incompatibilité entre cultures ne pourra se régler que dans un conflit armé violent, une guerre civile voir une guerre ouverte. En réalité, avec cette thèse l’extrême-droite tente de faire accepter à la population qu’on va vers la guerre. Elle pave la voie de l’impérialisme nationaliste belliciste qui est un des moteurs du fascisme.

Ce sont en effet les frictions entre les pays impérialistes dues au manque de débouchés et de ressources et à l’effondrement du taux de profit qui pousse les bourgeoisies monopolistes à soutenir le fascisme. Celui-ci leur permet de faire d’une pierre deux coups en conduisant le pays à la guerre pour conquérir les autres nations, l’armée passe ainsi au service des intérêts de cette bourgeoisie pour lui permettre de prendre le contrôle de matières premières notamment. Deuxièmement ce parti autoritaire permet de contrôler le prolétariat au sein du pays et donc de l’exploiter davantage.

Onfray évidemment ne se dit pas favorable à la guerre, qui le fait ? Cependant, comme je l’ai dit, il y prépare la population en expliquant que les civilisations vont s’entrechoquer comme s’il s’agissait d’une fatalité. Ce faisant, objectivement et malgré lui, il fait le choix du conflit armé plutôt que celui du cosmopolitisme et de la lutte des classes.

CONCLUSION

Nous avons donc une société dirigée par une élite richissime à la tête de conglomérats monopolistiques surpuissants comme les GAFAM. Cette élite poursuit des objectifs quasiment métaphysiques comme celui de vaincre la mort par le transhumanisme ou de conquérir l’espace. Objectifs qu’elle fait passer avant les intérêts des peuples et même contre ceux-ci.
Pour y parvenir elle place des politiciens et dépossède les peuples de leur souveraineté en la diluant dans des institutions transnationales telles que l’Union Européenne maastrichtienne ou l’OTAN, le FMI, l’ONU… L’élite financière achète des médias afin de diffuser sciemment une idéologie qui légitime ses choix : le néo-libéralisme. Elle pousse même le vice jusqu’à faire payer le contribuable pour entretenir cette presse aux ordres.

Ces milliardaires défendent ainsi un individualisme forcené qui déteint sur la population tant et si bien que certaines franges refusent tout esprit d’abnégation préférant lutter pour leurs prés carrés dans un esprit communautaire. Tel est le cas du « gauchisme culturel », un sous-produit du libéralisme, qui voit des discriminations partout et crée pour chacune d’elle un lobby pour revendiquer des droits en refusant tout devoir.
Le néo-libéralisme, comme son sous-produit qu’est le gauchisme culturel, constituent la cause d’une décadence morale de la civilisation occidentale judéo-chrétienne « de race blanche » comme dirait le général de Gaulle tant admiré par Onfray.

Cette civilisation tend à être remplacée par la civilisation arabo-musulmane dont l’élite favorise l’importation en occident par une immigration massive. Cette immigration qui permet à l’élite d’avoir de la main-d’œuvre bon marché est à la fois organisée et à la fois la conséquence involontaire d’un impérialisme provoqué par ces milliardaires désirant mettre la main sur les ressources des pays pauvres.

Tout cela pose les jalons d’un choc des civilisations. Pour l’éviter il faut souder le peuple autour de son identité nationale et culturelle afin qu’il puisse retrouver sa souveraineté. Mais Onfray déclare dans son interview pour Thinkerview qu’il est un fataliste, il pense que les dés sont jetés et qu’on peut tout au mieux refuser soi-même d’être de ceux qui ont participé au désastre. Le désastre étant la substitution de la civilisation judéo-chrétienne par la civilisation arabo-musulmane.

Ce discours pourrait séduire de nombreuses personnes ayant des raisons d’être révoltées. Michel Onfray fait mine de dénoncer l’impérialisme, de critiquer les médias, les valeurs de la haute-bourgeoisie et même la délinquance ou le relativisme libéral de certains militants d’extrême-gauche… Sauf qu’il colore son analyse de conspirationnisme et propose une sortie identitaire par le nationalisme. Voilà en quoi il se situe objectivement du côté du fascisme.

Et sa revue Front Populaire marque une étape de plus dans cette démarche en tentant de donner un véritable écho à cette vision du monde et en tentant de fédérer autour de cette identité nationaliste souverainiste.

Il ne s’agit pas ici d’insister uniquement sur l’hostilité de Michel Onfray vis-à-vis de l’islam et de l’immigration maghrébine, ce qui laisserait entendre que c’est le racisme ou la xénophobie qui rattache principalement Onfray au fascisme. Comme si un Onfray arabophile serait potentiellement un allié. On peut se rappeler que les relations d’Etienne Chouard avec des personnalités authentiquement racistes ou conspirationnistes a été le seul argument des antifas alors que la grande majorité de son discours ne portait pas du tout sur les juifs ou les étrangers. D’où, me semble-t-il, la nécessité de réaffirmer une analyse conséquente de l’idéologie fasciste. Afin que moins de personnes révoltées ne soient séduites par ces rhétoriques à l’apparence contestataire. Espérons que cette modeste réflexion sur Onfray et son Front Populaire y contribuera.

Je remercie mon père, mes amis et les membres du forum Libertaire.net pour leurs relectures, leurs corrections et leurs conseils.

1« Le souverainisme français une nécessité ? », Cnews, visionnable ici : https://www.youtube.com/watch?v=Ems1rRj5NH0&feature=youtu.be

2Par exemple : Baptiste et Mathieu ROGER-LACAN, « Onfray/Zemmour, le style souverainite », le grand continent, https://legrandcontinent.eu/fr/2020/06/19/onfray-zemmour-le-style-souverainiste/

3Par exemple sur le blog de floréal, « L’amer Michel » : https://florealanar.wordpress.com/2013/02/14/lamer-michel/

Par l’ex-Alternative Libertaire : « Girouettisme : Onfray mieux d’se taire » : https://www.unioncommunistelibertaire.org/Girouettisme-Onfray-mieux-d-se-taire

4Baptiste et Mathieu ROGER-LACAN, « Onfray/Zemmour, le style souverainite », le grand continent, https://legrandcontinent.eu/fr/2020/06/19/onfray-zemmour-le-style-souverainiste/

5Notamment dans l’article « Quand Michel Onfray se prend les pieds dans le concept » où il est affirmé que Michel Onfray serait un sioniste qui attribue à la France des racines juives.

https://www.egaliteetreconciliation.fr/Quand-Michel-Onfray-se-prend-les-pieds-dans-le-concept-60203.html

Ou encore dans l’article « Michel Onfray aux Grandes Gueules démolit la gauche antiraciste » où on peut lire : « Tant pis pour Onfray et son programme, qui est tout simplement du Soral sans Soral, avec la ligne rouge bien comprise. » par ligne rouge il faut comprendre que l’auteur lui reproche de ne pas être antisémite (« antisioniste » pardon).

https://www.egaliteetreconciliation.fr/Michel-Onfray-aux-Grandes-Gueules-demolit-la-gauche-antiraciste-59670.html

6On n’est pas couché émission du 19 septembre 2015 l’extrait en question peut être regardé ici : https://www.youtube.com/watch?time_continue=2&v=wMWHDdmnao8&feature=emb_title

7LCI, « Onfray ou le nouveau front populaire », https://www.youtube.com/watch?v=DwYqJExt6QY&feature=youtu.be

8Ici Céline Pita se plaint de ce qu’on jette l’« opprobre » sur les souverainistes en les renvoyant à « l’extrême-droite », elle termine même par un refrain pathétique concernant Michel Onfray qui aurait été traîné dans la boue comme s’il n’y avait aucune raison à ça : Céline Pita, « Souverainiste, oui. D’extrême-droite, non ! », Front Populaire, https://frontpopulaire.fr/o/Content/co93361/souverainiste-oui-d-extreme-droite-non

9RT France, Interview de Michel Onfray « On est dans une situation, effectivement, de guerre civile » : https://youtu.be/LtjGk9Gpqcc

10« L’alliance des souverainistes – Les reportages de Vincent Lapierre », Le média pour tous, visionnable ici : https://www.youtube.com/watch?v=4BLjRzL8TBc&feature=youtu.be

11On ne peut pas nier qu’il y a une fascination des personnalités d’extrême-droite pour le mouvement des gilets jaunes. Mouvement qui a été médiatisé initialement pas des groupes d’extrême-droite sur les réseaux sociaux.

12« Ce que je pense de FRONT POPULAIRE de Michel ONFRAY », Florian Philippot, https://www.youtube.com/watch?v=XJdMvOzKAsQ&feature=youtu.be

13Veni Vidi Sensi #10, Le général Boulanger : premier « ni de gauche, ni de droite ? » : https://www.youtube.com/watch?v=px0dXSD1250

14Sébastien Marchal, « Girouettisme : Onfray mieux d’se taire ! », Alternative Libertaire https://www.unioncommunistelibertaire.org/Girouettisme-Onfray-mieux-d-se-taire#nh8

15Thibault Isabel, Pierre-Joseph Proudhon : un portrait politique (entretien avec Thibault Isabel), Cercle Henri Lagrange (encore un média d’extrême-droite) : https://www.youtube.com/watch?v=IltpVgUFbWc

Notez que Thibaut Isabel est un philosophe se revendiquant de Proudhon et contributeur à la revue Front Populaire. Le cercle Henri Lagrange dont j’ai pris connaissance lors de mes recherches semblent lui-même être un média plutôt orienté à l’extrême-droite, déjà parce que Henri Lagrange est un monarchiste qui a été secrétaire général de l’Action Française, proche de Maurice Barrès et membre du Cercle Proudhon.

16Michel Onfray, Où en est la France ? Michel Onfray, Thinkerview, https://www.youtube.com/watch?v=txl6l5ORhzo

17RT France, Interview de Michel Onfray « On est dans une situation, effectivement, de guerre civile » : https://youtu.be/LtjGk9Gpqcc

18Zeev Sternhell, « Interdit d’Interdire », Russia Today : https://www.youtube.com/watch?v=kyQzd2gFNhU

19Michel Onfray, « Front Populaire et Compagnie : Qui sommes-nous ? », Front Populaire https://frontpopulaire.fr/o/Content/co169206/front-populaire-et-compagnie-qui-sommes-nous

20Sur le plateau de l’émission « L’invité », TV5Monde, « Ces gens-là m’insultent parce que je leur fait peur », https://www.youtube.com/watch?v=jpRWJMUh4TY

21C’est mon choix, « Je suis macho » : https://www.youtube.com/watch?v=P2Ok7zR_Iuc

C’est mon choix, « Pour ou contre le machisme d’Alain Soral » : https://www.youtube.com/watch?v=0royTOYbIiQ

22Michel Onfray, Où en est la France ? Michel Onfray, Thinkerview, https://www.youtube.com/watch?v=txl6l5ORhzo

23Sébastien Marchal, « Girouettisme : Onfray mieux d’se taire ! », Alternative Libertaire https://www.unioncommunistelibertaire.org/Girouettisme-Onfray-mieux-d-se-taire#nh8

24Michel Onfray, Où en est la France ? Michel Onfray, Thinkerview, https://www.youtube.com/watch?v=txl6l5ORhzo

25Michel Onfray, Où en est la France ? Michel Onfray, Thinkerview, https://www.youtube.com/watch?v=txl6l5ORhzo

Capital productif

La mode est à la critique de la finance et des institutions transnationales (Union Européenne, Fond Monétaire International, Organisation Mondiale du Commerce, Organisation du Traité d’Atlantique Nord (OTAN), Banque Mondiale…). Pour faire cours cette critique est nécessaire cependant elle tend vers une vision du monde qu’on peut qualifier de faussement anticapitaliste. Ou d’anticapitalisme romantique. Or l’anticapitalisme-romantique est au fondement de l’antisémitisme moderne et du fascisme / du nazisme.

Bien sûr tous ceux qui critiquent la finance ne sont pas dans une vision anticapitaliste romantique. Tous les anticapitalistes romantiques ne sont pas des fascistes, ni des antisémites, en France une bonne partie de l’extrême-gauche est dans une optique anticapitaliste romantique sans être fasciste pour autant (le Front de Gauche par exemple).

Le romantisme est un courant d’abord littéraire en réaction à la société industrielle. Il rejette la philosophie des Lumières et son rationalisme et revendique un « droit » à rêver. Il voit dans la société industrielle l’implacable rationalisation, la mesure de tout ce qui existe et identifie à peu près que ça profite à quelques uns. Sa réaction est alors de revendiquer un retour aux « vraies valeurs », à la spiritualité, à l' »humain » et aux sentiments. Comme le sociologue Max Weber qui pointe le « désenchantement du monde » opéré par le capitalisme triomphant de la religion, le romantisme dénonce le fait que les valeurs morales seraient décadentes (ce mot est un mantra du romantisme). Derrière cette idée de décadence il y a évidemment l’idée d’un âge d’or passé. La religion, malgré tout ce qui lui a été reproché, avait le mérite de maintenir des valeurs morales, un sentiment de dépendance mutuelle. Ceci aurait été balayé par l’individualisme du capitalisme.

Face à ça le romantique ne voit aucune issue collective. Les masses sont vues comme des moutons aliénés. Seuls quelques êtres spéciaux parviennent à s’émanciper de ce marasme. D’où la mise en avant de la figure de l’artiste incompris qui recherche le Beau. Selon le romantique la beauté ne se mesure pas, elle ne rationalise pas, elle se ressent. D’où aussi la recherche de héros, de leaders charismatiques. La vision romantique est une vision aristocratique où certains seraient comme « élus » par la destinée. Il correspond à un attachement aux valeurs féodales.

Parmi ces vraies valeurs on ne s’étonne donc pas de retrouver la terre, le terroir, l’art, l’artisanat. En bref la petite propriété et la paysannerie contre le grand capital et notamment la finance.

Aujourd’hui on entend régulièrement opposé un capital productif à un capital parasitaire. Les termes « économie réelle » et « économie virtuelle » sont aussi employés. En gros ce que ça recouvre c’est que la production industrielle, où des ouvriers (et surtout des artisans) façonnent manuellement un objet palpable, serait ancrée dans le réel. Tandis que la finance, qui manipule des capitaux abstraits, impalpables, serait dans l’irréel. Cette vision est complètement idéaliste donc opposée au matérialisme.

Sans rentrer dans les détails, remarquons simplement que l’argumentation fasciste repose précisément sur cette distinction. La finance, le capital improductif, est personnifié dans la figure du Juif. Les Juifs, la « ploutocratie internationale » selon l’expression de Mussolini le duce du parti fasciste, parasitent la société. Ils spéculent et dérobent l’argent aux travailleurs par des machinations machiavéliques.

L’anticapitalisme romantique remarque à peu près que le système est bâti sur l’exploitation, sans comprendre comment cependant. Il voit que l’ouvrier est pauvre alors qu’il travaille. Mais il reprend à son compte les arguments de la petite-bourgeoisie : « on ne peut pas payer les ouvriers davantage car nous sommes étouffés par les taxes et les charges sociales et on croule sous les dettes ». Donc l’anticapitaliste romantique exonère le petit patron de toute responsabilité. On remarque d’ailleurs que la petite-bourgeoisie, les artisans, petits propriétaires, propriétaires de petites entreprises ont toujours constitué une des principales base militante et électorale du fascisme.

Cependant les grands capitalistes industriels ne posent pas non plus réellement problème. Le romantique estime souvent qu’ils méritent ce qu’ils ont en reprenant l’antienne libérale : « ils ont eu la bonne idée d’innovation » ou « ils ont investi là où il fallait ». Rétorquez-lui que pour investir il faut bien du capital au départ il répondra que le capitaliste l’a eu en travaillant.

Le problème vient donc des taxes et des charges sociales, c’est-à-dire de l’état, et des dettes, c’est-à-dire des banques. Pour l’anticapitaliste romantique l’Etat est neutre. Nous sommes dans un système électoral donc si l’Etat pose problème c’est que les élus posent problèmes. Les élus sont corrompus, ils sont avilis, la soif de prestige et de privilège les rend esclaves de ceux qui peuvent les leur fournir : les riches financiers.

En dernière analyse donc tout le mal revient à la banque, à la finance. Les spéculateurs n’ont aucune excuse en revanche. Il ne puise pas leur argent d’un travail honnête mais de l’usufruit c’est-à-dire de l’intérêt sur le prêt. Ils profitent de leur situation confortable pour prêter de l’argent à des entreprises en difficulté et ils font des bénéfices en demandant à ces entreprises de rembourser plus que ce qui leur a été prêté. Cette façon de gagner de l’argent serait profondément immorale. Les banquiers seraient des personnes mauvaise dans leur essence.

La solution que trouve le fascisme est de dire qu’il faut qu’un « élu », une personne intrinsèquement bonne, qui n’ait été pervertie ni par la politique de parti ni par la finance prenne par la force le pouvoir d’état. Rien ne sert de suivre les règles du jeu parlementaire étant donné que le jeu est truqué. Tous les moyens sont bons pour le fasciste pour arriver à la tête de l’état. Ensuite les financiers, ou les Juifs qui incarnent la cupidité des spéculateurs, doivent être supprimés physiquement.

L’état défendra alors les intérêts réels de son peuple (défini comme les habitants d’une même nation, partageant une même culture et pour les plus radicaux comme ceux appartenant à la même « race »). Il s’agira de faire une politique de préférence nationale, de soutien à ses entreprises industrielles faisant la fierté de la nation. Protéger son économie de la finance (juive) qui serait par définition apatride.

J’ai pris l’exemple du fascisme pour montrer jusqu’où peut aller une telle conception du monde. Mais comme je l’ai dit l’anticapitalisme romantique n’est pas nécessairement fasciste. Cependant, même lorsqu’il n’est pas fasciste il est dommageable au mouvement révolutionnaire puisqu’il détourne les ouvriers d’une lecture anticapitaliste matérialiste. Et donc il les détourne de la compréhension des vraies sources de l’exploitation, de leur pauvreté et de leur assujettissement.

Tout part d’une analyse tronquée de ce qu’est le capitalisme. Si l’on regarde les mouvements néofascistes comme égalité et réconciliation de l’autoproclamé national-socialiste Alain Soral, ils parlent indifféremment de capitalisme, de système, d’empire voir de sionisme (et ils présentent leurs mouvements comme anti-système, dissident voir carrément anticapitaliste). A gauche c’est le terme « néolibéralisme » qui fait florès.

Le terme « capitalisme » est totalement vidé de sa substance et c’est ce qui permet à l’anticapitaliste romantique de parler de capital « productif ». Car si l’on a bien compris les enseignement de Marx dans le Capital on doit affirmer clairement : le capital n’est JAMAIS productif. Qu’il soit industriel ou financier, le capital est TOUJOURS le fruit de l’exploitation. SEUL le travail est productif.

Pour faire simple l’exploitation repose sur le salariat. Toute société connaît une division du travail. Le salariat est la forme que prend cette division du travail dans le mode de production capitaliste. Et fondamentalement le salariat divise le travail entre les prolétaires et les capitalistes. Les capitalistes sont ceux qui possèdent du capital c’est-à-dire des locaux, des terrains, des machines, des outils et de la main d’œuvre. Les prolétaires sont ceux qui sont contraints de vendre leur force de travail, c’est-à-dire leur capacité à fournir un effort, pour vivre. Les capitalistes paient des prolétaires pour que ceux-ci fassent ce que ceux-là n’ont pas envie de faire.

Tout ce système repose sur la sacralisation de la propriété privée. Les prolétaires viennent travailler dans les locaux du capitaliste, avec les outils que le capitaliste a acheté, ils travaillent sur des matières premières que le capitaliste a acheté bref tout ce à partir de quoi le prolétaire travaille appartient au capitaliste. Et ça donne le droit au capitaliste de posséder la marchandise finale.

C’est là que se trouve toute l’arnaque qui permet l’exploitation. Comme le capitaliste possède les marchandises que les prolétaires ont fabriqué, c’est le capitaliste qui vend ces marchandises. Donc l’argent de la vente revient avant tout au capitaliste. C’est donc le capitaliste qui décide en dernière instance la part de ce chiffre d’affaire qu’il va donner aux salariés, la part qu’il va « investir » et la part qu’il va se mettre dans la poche.

Le concept d' »investissement » me parait assez central parce que j’entends régulièrement des prolétaires défendre le droit au capitaliste de toucher un bénéfice sous prétexte qu’il a « investi » de l’argent personnel. Il faut donc que je démasque cette nouvelle arnaque : investir signifie « acheter ». Dire que le capitaliste a le « droit » de toucher de l’argent en ayant « investi » ça voudrait dire que le simple fait d’acheter quelque chose donne le droit de recevoir de l’argent en échange EN PLUS de l’objet qu’on a acheté. Personnellement quand je vais au magasin et que j’achète des chaussettes j’obtiens mes chaussettes mais je ne touche jamais d’argent en retour. Qu’est-ce qui explique que le capitaliste a ce « droit » que je n’ai pas ? Il ne fait absolument rien de plus que moi quand il investit et quand j’achète.

Donc il faut le dire : investir ne donne AUCUN droit sinon de posséder ce qu’on a acheté par l’investissement. Le capitaliste a investi dans un local ? Il a le local, ça s’arrête là. Il ne mérite pas d’argent en plus. Certains diront qu’il « prend des risques », pas plus que moi quand j’achète un marteau. Il ne prend pas de risques il dépense de l’argent donc, oui, c’est de l’argent qu’il ne pourra pas dépenser dans autre chose de la même manière que l’argent que j’ai investi dans mes chaussettes ne pourra plus me servir à payer des tomates.

Soyons clairs : si on voulait être juste il faudrait que chacun reçoive exactement la valeur qu’il a produite. Comme je viens de le dire le capitaliste ne produit aucune valeur en investissant. Et en réalité il ne produit aucune valeur tout court. Donc si on voulait militer pour une répartition juste : le capitaliste n’a droit à rien, 0€, nada. Il n’a produit aucune valeur, il ne reçoit aucun dividende. C’est ce que je disais plus haut : le capital n’est jamais productif.

Il n’y a qu’une seule réponse valable à la question « d’où vient le bénéfice que le patron se met dans les poches ou investit » et c’est : du travail des prolétaires. Pour comprendre ça prenons un nouvel exemple schématique. Un capitaliste « investit » dans une planche (10€), 6 vis (1€), un tournevis (10€) et un local (100 000€). C’est moi qui décide des prix. Le capitaliste a perdu 100 021€ par contre il a un capital équivalent à 100 021€. Il n’y a aucune injustice. Quand j’investis mes 9€99 dans des chaussettes je me plains pas d’avoir seulement des chaussettes en échange, c’est normal.

Maintenant le capitaliste met les planches, les vis et le tournevis dans son local et il revient lendemain. Je ne surprendrai personne en disant qu’il a toujours 100 021€ en capital, aucune valeur n’a été créée. ça signifie que s’il revend tout ce qu’il a acheté il revient au point de départ. Au lieu d’avoir 100 021€ en capital il aura à nouveau 100 021€ en monnaie.

Rajoutons la variable « prolétaire » maintenant. Le capitaliste paie un prolétaire pour une heure de travail au SMIC (on va dire 10€ de l’heure pour simplifier les calculs). Le capitaliste paie donc 10€ de plus, il a payé maintenant 100 031€.

Rebelote, le capitaliste met son tournevis, ses vis, ses planches et son prolétaire dans son local et il s’en va. Quand il revient le lendemain, magie magie, il a bien un tournevis et un prolétaire mais il n’a plus des vis et des planches séparées, il a maintenant une belle chaise assemblée. La question c’est combien vaut la chaise ?

En terme de matériel, 6 vis et une planche ont été utilisés, c’est-à-dire qu’ils n’existent plus en tant que vis et planches séparées. Ce qui équivaut à 11€. Cependant, en terme d’argent, le capitaliste doit compter les 10€ qu’il a payé à l’ouvrier. Car à chaque fois qu’il va vouloir faire fabriquer une chaise à un ouvrier payé au SMIC qui met 1 heure à la faire il va devoir débourser 10€. S’il les compte pas, il va être perdant. Le prix de la chaise doit donc se situer minimum à 21€.

Le tournevis et le local n’ont pas été supprimés durant la production de la chaise, donc s’il veut rembourser son « investissement » initial il peut comprendre les 100 000€ du local et les 10€ du tournevis dans la chaise et la vendre à 100 031€ mais il est assez peu probable qu’il trouve un acheteur. Mieux vaut rembourser cet investissement initial sur le long terme en rajoutant 1€ sur cette chaise et en en produisant plein d’autres avec le même local et le même tournevis et en rajoutant à chaque fois 1€. Si le tournevis est usé (ou volé) au bout de 10 chaises, le capitaliste aura tout de même gagné 10€ donc suffisamment pour en racheter un. Si le tournevis dure 20 chaises il aura gagné 20€ donc 10 pour rembourser le tournevis et 10 pour rembourser le local. On est donc à un prix de 22€ la chaise.

Autrement dit c’est avant tout ce que le capitaliste a payé (ce qu’on appelle les frais de production) qui détermine le prix auquel il vendra ses marchandises. Là intervient la concurrence. Les autres capitalistes paient leurs tournevis, leurs planches, leurs vis, leurs locaux et leurs smicards exactement pareil. Dans le meilleur des cas ils ont déjà remboursé leurs locaux et leurs tournevis donc ils peuvent vendre leurs chaises à 21 euros l’unité.

Cependant y a un problème. Pour continuer à fabriquer des chaises il faut continuer à acheter des planches et des vis et à payer des prolétaires pour les fabriquer. Donc si les capitalistes vendent leurs chaises 21€ l’unité ils tournent en rond. Ils paient exactement ce qu’ils gagnent en chiffre d’affaire. Aussi absurde que ça paraisse c’est pourtant la seule situation équitable. Le capitaliste reçoit ce qu’il mérite, c’est-à-dire pile poil ce qu’il a fourni dans la fabrication de la chaise : de l’argent, ici 21€ par chaise.

Maintenant on voit bien que dans la réalité ce n’est pas ce qui se passe. Les capitalistes ne stagnent pas, ils gagnent de l’argent. Comment ça se fait ? La réponse des libéraux est de dire grâce à leur intelligence ! Ils sont tellement intelligents qu’ils ne vendent pas la chaise 21€ mais 22€ ! Ils gagnent donc 1€ par chaise. Bon, ça ne parait pas énorme, mais quand on a 10 ouvriers qui font chacun 10 chaises par jour le capitaliste se fait quand même 100€ par jour.

D’où vient cet euro en plus dans le prix de la chaise ? Si on écoute les libéraux, le prix de la chaise n’est qu’une question de consensus. Le capitaliste propose un prix, si les clients acceptent de payer le prix alors c’est que le capitaliste a trouvé le bon prix. Si les clients refusent, le capitaliste va devoir proposer un autre prix. La valeur de la chaise serait donc issue d’un accord entre le capitaliste qui vend et l’acheteur (qui peut être capitaliste ou prolétaire). C’est la main invisible d’Adam Smith, l’offre et la demande qui permet la régulation des prix.

Intuitivement la plupart des gens pourraient tomber d’accord avec ce point de vue. L’anticapitaliste romantique est précisément de ceux-là. Il est incapable de voir l’arnaque qui se cache derrière cette idée d’offre et de demande. Alors je vais tenter de la rendre plus claire. Partons du principe qu’il se trouve une boutique de chaises en tout point semblables juste de l’autre côté de la rue où notre capitaliste vend ses chaises.

Dans cette deuxième boutique les chaises sont vendues 21€50. Donc le propriétaire de cette boutique et atelier de chaises fait 50 centimes de bénéfice à chaque chaise vendue. Si notre capitaliste vend ses chaises plus chères, personne ne viendra les acheter. S’il les vend moins cher il va rafler la clientèle. Il a tout intérêt à fixer le prix à 21€49.

Le problème de cette stratégie c’est qu’elle ne peut durer qu’un temps. La boutique en face va s’apercevoir du pot au rose et vendre ses chaises 21€48. Et les prix des deux boutiques vont baisser jusqu’au moment fatidique où elles atteindront 21€01. Dans ce cas, baisser les prix signifie vendre à prix coûtant et donc ne pas faire de bénéfice.

A moins qu’il ne réduise ses frais de production. Pour voir comment il peut faire, il faut qu’on décompose à nouveau le prix de la chaise en prêtant un peu plus attention. Dans les 21€ du prix de la chaise, qu’est-ce qu’il pourrait payer moins ? Les planches sont à 10 euros, c’est le prix du marché, le capitaliste n’a aucun pouvoir là-dessus. Les vis sont à 1€ les 6, pareil, c’est le prix du marché. Reste les 10€ de l’heure qu’il paie à l’ouvrier pour la fabrication d’une chaise… Et là c’est différent.

La solution la plus directe serait tout simplement de moins payer l’ouvrier. Si le capitaliste paie l’ouvrier 9€ de l’heure au lieu de 10€ il peut vendre ses chaises 21€ l’unité et gagner 1€ par vente malgré tout. En l’occurrence j’ai dit que 10€ de l’heure était le SMIC mais ce n’est pas ça l’important. Lorsque le capitaliste vendait ses chaises 21€49 il faisait 49 centimes de bénéfice… Mais qu’est-ce qui l’empêchait de payer son ouvrier 10€49 de l’heure ?

Voici en quoi consiste l’exploitation. C’est ça que l’anticapitalisme romantique n’arrive pas à voir. On rappelle que le capitaliste a déjà eu la contrepartie de son investissement : il a acheté un local, il a eu son local, il a payé un tournevis, il a eu son tournevis… De quel droit le capitaliste met ces 49 centimes par chaise dans sa propre poche ?

C’est que l’entreprise capitaliste n’est pas un état de droit, c’est une tyrannie. Le salarié n’a aucun pouvoir de décider quelle part du chiffre d’affaire lui revient, quelle part est investie et quelle part revient au capitaliste. Le capitaliste en décide unilatéralement. Il ne travaille pas mais du simple fait qu’il a la preuve qu’il possède l’entreprise (il a acheté le local, il a la facture des vis, planche et tournevis), cela suffit à lui donner un pouvoir total sur les marchandises produites par ses salariés et sur l’argent qu’il retire de leur vente. La propriété privée des moyens de production fait du capitaliste un roi dans son entreprise.

Les structures sociales

Les intellectuels militants de nos jours sont tous majoritairement structuralistes. C’est que le structuralisme est en vogue dans les universités de sciences sociales. De plus, les principaux représentants du structuralisme étaient eux-mêmes militants.

En anthropologie, le plus célèbre représentant du structuralisme est Claude Lévi-Strauss. En sociologie il s’agit de Pierre Bourdieu, qui a été inspiré par Lévi-Strauss. En philosophie Michel Foucault est une des références des militants et lui aussi est structuraliste.

Lorsque j’étais en fac de sociologie un enseignant a classé Karl Marx comme un structuraliste, c’est une grosse erreur. La philosophie de Karl Marx a été baptisée « matérialisme dialectique ». Ce qui signifie grosso modo « science de la matière en mouvement ». Or le structuralisme est incompatible avec l’idée de matière en mouvement car c’est une théorie qui postule l’existence de « structures sociales ».

Premièrement, une  structure sociale est quelque chose d’immatériel. On ne peut pas mesurer une structure sociale. Cependant plusieurs auteurs ont tentés des bricolages pour rendre les structures sociales matérielles, ce qui ne va pas sans contradiction. Car, deuxièmement, le propre d’une structure sociale est d’être anhistorique. C’est-à-dire qu’une structure sociale est permanente et engendre toujours les mêmes effets. Le propre d’une structure sociale est de se « reproduire », comme dirait Bourdieu. C’est-à-dire de se réaliser toujours sous une même forme. On parle aussi parfois d' »isomorphisme institutionnel ».

Par conséquent, le structuralisme n’est pas matérialiste car il suppose l’existence de choses immatérielles. Et il n’est pas dialectique car il suppose la permanence d’une structure et de ses effets indépendamment de l’histoire.

Pour comprendre ces discussions il faut reconnaître qu’une structure sociale est comme une configuration idéale (idée ≠ matière) des individus. C’est une configuration fermée, qui suit sa propre logique. Les individus au sein de cette structure ont chacun une place déterminée et un rôle à jouer. Une société est alors conçue comme un assemblage de différentes structures sans lien historique. C’est-à-dire qu’en théorie, pour le structuralisme, un état sous sa forme moderne aurait très bien pu exister à l’antiquité et que la démocratie athénienne antique pourrait très bien exister aujourd’hui même.

Une institution religieuse, un état, une entreprise, un club de boxe… sont tous des exemples de structures sociales.

La source de cette erreur est que les structuralistes cherchent des déterminismes exclusivement sociaux. C’est-à-dire selon qu’ils font leur la croyance selon laquelle social et nature sont deux choses distinctes. Pour les structuralistes un individu est donc sujet à des lois naturelles (les lois de la physique) et à des déterminismes sociaux.

Cette position est avant tout militante. Les structures sociales sont présentées comme les vecteurs de la permanence dans la société. Elles sont ce qui conforme nos comportements, ce qui nous assigne à des rôles. Elles sont ennemies de la liberté.

La plupart des critiques universitaires dirigées contre le structuralisme dénoncent justement ce déterminisme. C’est le cas des courants pragmatistes et constructivistes. Or c’est justement l’inverse qui pèche : le structuralisme admet le libre-arbitre. Ainsi que l’expliquait un enseignant le courant individualiste en sociologie voit la société comme le résultat de tous les choix individuels. Il donne une place prépondérante au libre-arbitre mais ne renie pas non plus toute forme de déterminisme. A l’inverse le holisme, courant dans lequel on classe le structuralisme, donne une place prépondérante aux déterminismes pour expliquer les choix individuels. Mais il reconnaît l’existence d’un libre-arbitre capable de s’affranchir de ces déterminismes. Cet enseignant en venait à produire un tableau schématique de ce type :

Individualisme Holisme
Déterminisme 10,00% 90,00%
Libre-arbitre 90,00% 10,00%

Ce que révèle ce schéma est qu’en réalité ces deux courants sont les deux faces d’une même pièce. Malgré les controverses ils sont d’accord sur l’essentiel.

Le structuralisme est incapable de remettre en cause l’existence du libre-arbitre. La raison à cela est que les structures sociales sont permanentes, elles ont tendance à se reproduire comme on l’a vu. Or les structuralistes sont malgré tout contraints de reconnaître que le monde change. Nous ne sommes pas dans la même configuration aujourd’hui qu’il y a 100 ou 1000 ans.

Or leur théorie des « structures sociales » est incapable d’expliquer ces changements puisque ces structures sont faites pour se reproduire. Le seul moyen d’expliquer le changement est donc de recourir à cette chimère métaphysique qu’est le libre-arbitre. Le changement est encore une fois dû à une force immatérielle. Ce sont les choix individuels libres qui provoquent le changement.

Il faut alors que le structuralisme résolve un problème épineux : qu’est-ce qui différencie un choix « libre » d’un choix « influencé par les structures sociales » ?

En termes simples la réponse est : la compréhension de ce qui nous détermine (ou la « déconstruction » pour les plus influencés par Foucault). Or, on n’en attend pas moins d’une théorie universitaire qu’elle donne la part belle aux intellectuels. C’est bien les sociologues qui ont pour métier précisément de décoder la façon dont le monde fonctionne. Ce sont eux qui décortique les mécanismes de la domination. Et c’est en achetant leurs livres et en lisant leurs théories qu’on peut mieux comprendre ce qui nous détermine et ainsi devenir maîtres de nos propres choix.

Bien sûr si on supprime l’artificielle distinction entre social et nature tout cela devient bien plus difficile à soutenir. Est-ce-que connaître la gravité nous permet de nous en affranchir ? Non. On peut s’en servir, certes, mais on ne supprimera pas la gravité. La fusée décolle de la terre mais ce n’est pas en décidant par un acte libre d’ignorer les lois de la physique. Il en va de même pour le social. Vous pouvez comprendre tant que vous voulez que l’école reproduit les inégalités sociales (une des thèses favorites de Bourdieu) ça ne suffit pas à supprimer le phénomène. On se rend bien compte que ces « mécanismes sociaux » dépassent largement nos choix individuels.

En fait de façon pus générale on peut se demander dans quelle mesure une connaissance se traduit en action ? Quel est l’effet réel d’une acquisition de savoir sur l’action ? La question se pose alors que partout et tout le temps nous rencontrons des gens qui n’agissent pas selon ce qu’ils pensent être la bonne chose à faire. Combien pensent que le véganisme est justifié en voyant l’industrie de la viande mais ne franchissent pas le pas ? Combien pensent que notre vote n’a qu’une influence minime mais pourtant font à l’urin… l’isoloir ? On peut juxtaposer les exemples indéfiniment. Le structuralisme réhabilite l’idée libérale poussiéreuse selon laquelle nous faisons d’abord des calculs rationnels dans notre conscience avant de prendre une décision puis de l’appliquer par l’action.

D’autre part, les structuralistes laissent en suspens la question de ce qui nous détermine à aller lire des livres de sociologues, à comprendre ce qu’ils racontent, à être réceptifs à leurs points de vue plutôt que de les rejeter en bloc, à agir selon ces points de vue… Pour cause, ils savent qu’ils seraient très prétentieux de prétendre que ceux qui ne se sont pas rangés de leur côté n’ont juste pas compris la profondeur de leurs analyses. Alors ils bégaient qu’ils sont plus ou moins censurés de par leur posture critique. Et pour expliquer que ceux qui lisent leurs livres ne tombent pas forcément d’accord ils arguent que les récalcitrants sont dans une position privilégiée. C’est parce que ces théories leurs sont hostiles qu’eux-mêmes y deviennent hostiles.

On pourrait rétorquer qu’au sein des milieux militants comme dans les universités ils ont une place de choix. On voit régulièrement des Pinçon-Charlot passer dans des émissions de télé. France inter ouvre leurs antennes à une large panel d’intellectuels façonnés au structuralisme. On peut aussi rétorquer qu’ils ont un franc succès au sein de la petite-bourgeoisie intellectuelle, et notamment des étudiants. Ce qui ne correspond pas réellement aux classes dominées dont ils prétendent servir les intérêts. Même s’il est vrai que nombre de bourgeois ostracisent leur sociologie critique.

Il faut remettre cette théorie sur ses pieds. Les réflexions conscientes ne sont pas ce qui détermine l’action. Elles la justifient. Elles sont déterminées par les mêmes conditions qui déterminent l’action. Ces conditions sont effectivement les multiples interactions que nous avons entre nous et avec notre environnement mais aussi notre génétique. Il faut abolir la frontière entre nature et social. Le social est le nom qu’on a donné à des phénomènes naturels. En dernière instance le libre-arbitre doit être reconnu pour ce qu’il est : un bricolage conceptuel permettant de sauver notre orgueil et rien d’autre.

Comment s’affranchir des déterminismes ? On ne le peut pas. La théorie joue-t-elle un rôle dans l’évolution (et les révolutions) des configurations sociales ? Oui, mais elle en est un produit non un moteur.

Prenons l’exemple de Bourdieu. Celui-ci s’intéresse de près à ce qu’il appelle la reproduction des classes. Mais il se focalise surtout sur les pratiques culturelles et leurs valorisations inégales. Ce qui l’amène souvent à redéfinir les classes sociales sur la base non des rapports de production, comme dans le marxisme, mais du « capital culturel ». Grosso modo il y aurait un type de connaissances qui serait légitimé et d’autres connaissances qui seraient délégitimées. Les connaissances « légitimes » sont diffusées dans les médias et dans les programmes scolaires. Si on a de l’affinité avec les connaissances légitimes on peut se faire bien voir, on peut aussi acquérir des diplômes et donc accéder à des places plus élevées.

Sauf que Bourdieu explique que nous ne sommes pas à égalité face à ce savoir. Il dénonce à juste titre le mensonge de « l’égalité des chances ». Selon ce mensonge nous serions à la base tous sur la même ligne de départ, on aurait les mêmes « chances » à la naissance. Donc ceux qui finissent avec des emplois de merde seraient juste moins méritant, ils ont moins travaillé à l’école par exemple. Sur ce point on ne peut que saluer l’apport de Bourdieu qui a enterré cette vision des choses particulièrement humiliante pour les salariés du bas de l’échelle qui, en plus d’avoir un emploi de merde, s’entendent dire qu’ils le méritent parce qu’ils sont fainéants ou bêtes.

Là où Bourdieu s’éloigne du matérialisme c’est lorsqu’il s’agit de savoir comment une culture (légitime ou illégitime) évolue. Pour schématiser, les « classes populaires » ont une culture populaire et les « classes dominantes » ont une culture dominante. La culture « légitime » est bien évidemment la culture de la classe dominante, là-dessus on retrouve parfaitement ce que disait Marx.

Chaque culture, dominante et populaire, est cohérente avec les conditions de vie de la classe correspondante. Par exemple il explique que les ouvriers aiment les féculents comme les patates parce que c’est un plat consistant, qui cale bien. Donc qu’il donne l’impression d’avoir bien récupéré l’énergie perdue par le travail. En plus ce sont des denrées accessibles aux bas salaires.

Bourdieu cerne bien les échanges entre cultures sont possibles. Un individu de classe populaire n’aura pas nécessairement une culture cohérente avec ses conditions matérielles d’existence. La surexposition à la culture dominante via les médias ou l’école fait que des ouvriers peuvent saluer les idées de la classe dominante et les productions culturelles (musique, film, émissions radiophoniques…) qui les diffusent. De même, la classe dominante peut récupérer des styles, des esthétiques populaires, comme le rap par exemple.

Sauf que sur ce dernier point Bourdieu comprend assez mal comment ça se passe. Pour lui c’est avant tout la lutte qui permet aux « dominés » d’imposer certaines de leurs valeurs dans les productions culturelles dominantes. C’est là que Bourdieu quitte le terrain du matérialisme. Il refuse de voir qu’en étant récupérées les productions des classes populaires sont systématiquement vidées de leur essence prolétaire. Seule l’esthétique est récupérée, la forme, jamais le fond.

Pour cause, Bourdieu n’analyse pas comment les conditions matérielles d’existence évoluent. Alors que c’est elles qui déterminent en dernière instance les cultures de classe. Par conséquent il voit les rapports entre les cultures dominée et dominante, il voit comment elles peuvent se mélanger, comment l’une peut s’imprégner de l’autre. Mais il ne fait qu’apercevoir la relation de ces cultures avec leurs bases matérielles. Et notamment les liens entre l’évolution des rapports de classe et les évolutions culturelles. Pour lui les changements qui opèrent dans le domaine culturel ont des causes culturelles. Il existe bien, comme on l’a vu avec l’exemple des patates, une cohérence entre le domaine culturel et le domaine « matériel » mais Bourdieu ne la conçoit pas comme le résultat d’une relation de cause à effet.

Et d’un côté cette erreur est logique. Bourdieu croit à l’émancipation par l’esprit critique. Il veut croire à son utilité sociale en tant qu’intellectuel. Il le dit lui-même explicitement. Ses cours et ses livres sont censés permettre aux dominés de comprendre par quels ressorts ils sont maintenus dans une position de dominés. Le simple fait de « comprendre » devrait permettre aux dominés de s’émanciper de cette domination. Donc un simple travail culturel de lecture des œuvres de Bourdieu serait la cause de l’émancipation. Bourdieu ne se demande donc pas ce qui fait qu’un dominé veuille s’émanciper. Un dominé peut bien savoir par quels mécanismes il est maintenu à des emplois de merde sans pour autant vouloir entrer en conflit avec ceux qui l’y maintiennent (et qui ne sont pas réellement identifiés d’autant que pour Bourdieu il s’agit avant tout d’une structure sociale, d’une machine bien huilée). D’autre part, il ne parle pas de la capacité ou de la possibilité de s’émanciper. La domination a aussi des garanties matérielles. Les soulèvements sont réprimés matraques à la main, le savoir ne suffit pas à annuler la douleur.

Tout ce qui est complexe est instable

Aside

Si les étoiles sont des forges à atomes lourds, les êtres vivants sont probablement la voie que la matière a trouvé pour synthétiser des molécules complexes.

Plus un atome est lourd, plus il est instable. C’est d’ailleurs de là que vient la radioactivité (désintégration d’atomes lourds).

Il en est de même pour les molécules.

Or les organismes vivants sont des phénomènes matériels particulièrement instables. Notre durée de vie à l’échelle des objets matériels est extrêmement faible. C’est ce que semble ignorer les partisans de l’intelligent design lorsqu’ils prétendent que la complexité des organismes vivants nécessitent une supervision divine.

Mais l’instabilité et l’éphémérité des être vivants concordent plutôt avec l’idée qu’il n’y a justement pas de dessein intelligent leur permettant de perpétuer leur existence.

L’ADN et l’ARN sont des super-molécules, énormes, très complexes. Elles font probablement partie des rares assemblages de matière capables d’entraîner des réactions chimiques leur permettant d’être répliquées.

Voilà pourquoi très peu de molécules sont à la base de toute la diversité du vivant. Il a fallu un grand nombre de réactions chimiques différentes pour arriver à ce que des molécules d’ADN et d’ARN apparaissent. Ensuite il a encore fallu du temps sans doute pour que ces molécules se retrouvent dans des conditions où elles purent être répliquées. Puis encore du temps pour qu’elles soient dans des conditions où en plus de se répliquer elles participaient à répliquer les conditions permettant sa réplication.

Je ne suis pas un spécialiste de biologie moléculaire. Je ne fais ici que supposer que le nombre de molécules ayant les caractéristiques nécessaires à reproduire un milieu qui permettra leur réplication sont peu nombreuses et qu’il n’existe peut-être même à notre connaissance que l’ARN et l’ADN dans ce cas (et l’ADN nécessite l’intervention de l’ARN d’ailleurs, ce qui fait dire à certains scientifiques que la première des deux à être apparue et sans doute l’ARN).

Dawkins dit que nous sommes le véhicule des gènes. Que ce n’est pas la vie qui se reproduit mais que la vie n’est qu’une technique grâce à laquelle les gènes se reproduisent. La vie est comme un échafaudage pour les gènes. L’échafaudage n’est pas la finalité, il est une construction nécessaire pour réaliser le véritable ouvrage (construire le bâtiment) et une fois que c’est fait l’échafaudage est détruit.
Il en est de même pour la vie à ceci près que le bâtiment est le constructeur (l’ADN). Les gènes produisent un organisme qui va puiser dans l’environnement des nutriments permettant de synthétiser de nouvelles molécules d’ADN dans ses cellules, l’organisme va se reproduire puis mourir.

Ce qu’on pourrait reprocher à cette vision c’est que ça fait beaucoup d’efforts pour un piètre résultat. Seuls quelques enfants vont naître portant une partie de l’ADN. Sauf qu’il n’y a pas de résultat optimal, l’ADN n’est pas conscient, il n’a pas de finalité. Il ne cherche pas à se reproduire, c’est juste sa composition chimique qui fait qu’il se réplique dans certaines conditions et réplique aussi ces conditions favorables. Ce n’est pas un choix ou un but.

Les diverse façons par lesquelles les molécules d’ADN se sont reproduites (cellules, plantes, champignons, animaux) sont simplement les formes qui se sont le mieux adaptées à l’environnement. Ce qu’on explique très bien par le darwinisme et la sélection naturelle.

Cependant, cette vision est intéressante car elle annihile toute dimension métaphysique et enchantée de la vie. La vie n’est pas une création divine elle n’a surtout aucune finalité particulière puisqu’elle n’est qu’une anecdote des réactions chimiques. Ce qui ne signifie nullement qu’elle ne doit pas être préservée !

Bien qu’elle n’ait aucun but ou destin particulier objectivement parlant, de notre point de vue la vie est un phénomène extraordinaire sans lequel nos sentiments de joie, d’excitation, de peine, de colère, de peur n’existeraient pas. La satisfaction de comprendre le monde qui nous entoure et la fascination pour les mystères qui restent à percer n’existeraient pas sans la vie.

Prenant conscience de ses dimensions matérielle, vivante, sensible et sociale, l’humanité va chercher les meilleures formes d’organisation de parvenir à son bonheur par l’étude assidue des propriétés de la matière (qui sont les siennes). Une fois atteint ce premier but, elle pourra se lancer dans la conquête de la connaissance.

La première étape est en train d’être dépassée, et ce blog a vocation à apporter sa pierre à l’édifice : reconnaitre la matérialité de tout ce qui existe et donc notre sujétion au déterminisme total de la nature. Ensuite, fort de ce savoir, la prétention de certains à diriger l’existence de tous sera remise en question et leur pouvoir démantelé. L’irrationalité du capitalisme qui menace ce qui permet aux humains de vivre sera dénoncée et ce mode de production sera renversé (sauf si nous périssons avant d’y être parvenu ce qui n’est pas à exclure). Enfin une société attentive à la réalité et égalitaire lui succèdera. Là, la quête de l’humanité vers la connaissance de l’univers prendra son réel essor.