De l’individu à la société

Je vais définir la société en l’opposant à deux utilisations courantes de ce terme.

La première utilisation présente la société comme une entité extérieure aux individus, exerçant même une force sur eux. Par exemple lorsqu’on dit « la société nous force à obéir à des normes ».

La seconde utilisation présente la société comme une entité extérieure à la Nature et pouvant là aussi lui imposer sa volonté. La société est ici conçue comme un synonyme d' »artifice » c’est-à-dire de « produit par l’être humain ». Cette utilisation du terme société se développe avec l’écologie qui oppose l’humanité et la nature. C’est aussi une notion de la société réactionnaire empreinte de religion car elle estime que la nature a ses règles et que la société bourgeoise a tendance à s’en émanciper entraînant la décadence de l’humanité. Par exemple, la libération sexuelle autoriserait des relations homosexuelles qui seraient « contre-natureuh ».

Ces deux conceptions de la société posent problème d’un point de vue matérialiste. La première utilisation fait exister la société comme une entité autonome et immatérielle. La seconde suggère que l’être humain est parvenu à s’extraire des lois déterministes de la Nature par la vie en société. Il s’agit de deux écueils qu’il faut au contraire éviter lorsqu’on veut analyser scientifiquement le phénomène social.

Partons donc de ces postulats matérialistes pour voir où cela conduit notre réflexion.

La société est un phénomène naturel

Ceux qui prétendent l’inverse gardent une pensée d’origine religieuse selon laquelle l’être humain n’est pas soumis au déterminisme naturel. Pourtant l’être humain est un être matériel. Notre corps est constitué d’atomes comme on en trouve dans tout l’univers. Nous ne sommes pas faits d’une substance différente du reste de l’univers. Par conséquent, nous faisons totalement partie de la nature.

Lorsque des êtres humains interagissent ou fabriquent quelque chose c’est la nature qui agit sur elle-même. Nous sommes de la matière qui agit sur de la matière. Par conséquent, le revers de la médaille est aussi vrai : la matière qui nous entoure agit aussi sur nous. La gravité de la terre, l’air qu’on respire, le feu qui nous brûle, les bruits des voitures qui font vibrer nos tympans et toutes ces altérations matérielles font ce que nous sommes. C’est ce que nous enseigne l’étude de nos sens.

Ainsi c’est un non-sens d’opposer nature et artifice. Ce qui est naturel n’est pas https://poussiere.noblogs.org/wp-admin/post.php?post=172&action=editforcément artificiel. Mais ce qui est produit par l’être humain est forcément naturel. Les pesticides, les peintures, les formules mathématiques, les mythes sont des phénomènes naturels. Cela ne veut pas dire que toutes les religions sont vraies, mais que se tromper est un phénomène naturel.

S’il parait tentant d’opposer la société humaine à la nature c’est à cause du dualisme. La page intitulée « Le cerveau et le dualisme » tente d’expliquer de quoi il s’agit. Rapidement, le dualisme s’exprime notamment par la distinction entre le corps et l’esprit. Cette distinction est extrêmement intuitive pour les raisons données dans la page en lien. C’est pourquoi encore aujourd’hui de nombreuses personnes pensent que nous sommes dotés d’une âme / d’un esprit qui est déconnecté du corps. Cette division entre corps et esprit s’accompagne de la croyance dans le libre-arbitre. Le corps ne prend pas de décision, il n’est qu’un tas de chair inerte. Notre esprit en revanche serait notre véritable essence, et c’est lui qui prend les décisions et met notre corps en mouvement. Puisque notre esprit est immatériel, ses décisions ne sont pas déterminées par des influences matérielles. Nous sommes libres.

Toutes ces fausses idées conduisent à penser que les choix que les humains font en société ne sont pas déterminés par les lois de la Nature. C’est ce qui permet de dire que ce que produisent les humains n’est pas naturel. Et parmi ces productions humaines se trouveraient les institutions, nos interactions, nos façons de nous organiser.

Ceci nous fait tomber dans un travers qui fut combattu par Karl Marx et Friedrich Engels. La façon dont nous, humains, nous organisons nos sociétés serait déterminée par nos opinions et nos réflexions. Ce serait un choix. Cette vision de la société a été à juste titre baptisée « idéaliste ».

A l’inverse, ce sont en réalité nos pensées, nos opinions et nos réflexions qui sont façonnées par ce que l’on vit. Et notamment nos rapports avec les autres qui dépendent d’une organisation sociale qui nous précède.

Après avoir lu la partie précédente, les penseurs qui ne sont pas intimes avec le matérialisme comprennent que les individus sont modelés par la société mais ne peuvent pas la changer. Ces penseurs conçoivent une Nature fixe. Pour eux il faut forcément une force extérieure à la matière pour changer sa disposition. Dans le cas de la société, ils sont incapables de comprendre les changements sans faire intervenir le libre-arbitre.

Pourtant il faut se rendre à l’évidence que le changement, le mouvement, est un invariant de la nature. L’univers a toujours été en mouvement. Les atomes légers se sont agrégés en étoiles qui ont produit des atomes lourds formant des comètes et astéroïdes sont certains sont entrés en orbite autour de nouvelles étoiles. Sur Terre des éruptions et des pluies acides se sont enchaînés jusqu’à ce que des réactions chimiques forment ce qu’on appelle la vie. Depuis les changements n’ont pas cessé de s’accélérer. La vie est devenue de plus en plus complexe passant de simples cellules à des animaux. Les premiers représentants du genre humain étaient morphologiquement différents de nous.

Aucun de ces changements n’a nécessité l’intervention d’une quelconque force mystérieuse telle que le libre-arbitre. Pourquoi en serait-il autrement des sociétés humaines ?

Marx et Engels ont proposé de comprendre le mouvement de la matière comme un processus dialectique. C’est-à-dire que tout phénomène est en contradiction avec lui-même. C’est cette contradiction qui guide son évolution. Dans le cas des animaux on peut situer la contradiction entre les caractères génétiquement déterminés et ceux déterminés par l’environnement.

Nous avons des besoins physiologiques déterminés génétiquement et si ces besoins ne sont pas comblés nous avons des réactions physiologiques elles aussi génétiquement déterminées (faim, fatigue, soif…). Mais nous évoluons dans un environnement changeant. Notre cerveau est donc génétiquement déterminé à pouvoir revoir ses priorités en fonction de l’évolution de l’environnement. De ce fait, chaque vie individuelle est unique. Malgré un patrimoine génétique très proche entre animaux d’une même espèce ou d’une même famille, il y a du changement d’une vie à l’autre.

Dans le cas des humains une autre contradiction est devenue primordiale : celle entre les besoins de vie sociale et les autres besoins physiologiques. Ma théorie est que la collaboration et donc la cohésion du groupe ont été des priorités pour l’humain. C’est le fait de vivre en groupe qui a été la clé de la survie de ceux qui y sont parvenus. Aussi les gènes codant des caractères qui facilitaient la vie en groupe ont été sélectionnés.

Les humains se comprendraient mieux mutuellement, notamment les émotions et intentions les uns des autres (ce qui est prouvé). Ils auraient donc des besoins affectifs davantage prononcés que les autres animaux (je ne connais pas d’études à ce sujet, à vérifier). Etc… Ceci les amène à négliger beaucoup plus facilement certains de leurs besoins pour assouvir leurs besoins de sociabilité. Comme un mère pouvant se laisser mourir de faim pour nourrir ses petits.

Cette contradiction explique selon moi l’évolution des sociétés par la lutte des classes. Il n’est nullement besoin de recourir à une entité transcendante. Les sociétés de classes peuvent s’imposer car, bien qu’elles lèsent une partie de la population, les individus se sentent dépendants de la société et sont prêts à accepter des situations dégradantes et des privations pour éviter le conflit.

Elle explique aussi que des révolutions surviennent lorsque des possibilités d’émancipation collectives s’offrent aux exploités. A force de se confronter à l’environnement nous trouvons de nouvelles techniques de production. Leur mise place implique des changements sociaux divers. Des nouvelles relations entre individus, de nouvelles réglementations, des modifications dans les mythes… A force, l’ancienne société et ses justifications sont de moins en moins pertinentes. De nouvelles façons de s’organiser se présentent et au bout d’un moment les exploités trouvent une voie d’émancipation suffisamment convaincante pour révolutionner la société.

La société n’est pas une entité autonome

Les propriétés des individus sont donc déterminées par leur patrimoine génétique et par leurs interactions avec un environnement changeant. Parmi ces interactions, celles qu’ils ont avec d’autres individus de la même espèce, la société donc, les modifient profondément. Au sens strict les interactions entre individus sont matérielles.

Quand une personne vous parle de l’air sort de ses poumons et passe par sa gorge. La vibration de ses cordes vocales provoquent une onde qui se répand dans l’air. La langue et les nombreux muscles zygomatiques modifient la fréquence de cette onde. C’est donc une suite d’ondes de fréquences différentes qui parviennent à vos tympans et les font vibrer. Ces vibrations se transmettent jusqu’aux cellules ciliées de la cochlée qui excitent les fibres nerveuses. Les ondes sonores sont alors transformées en signaux électriques et chimiques qui parviennent jusqu’au cerveau où ils sont interprétés. L’arrivée du signal nerveux au cerveau provoque l’activation de réseaux de neurones différents à chaque signal. Ces réseaux dépendent des associations de neurones qui ont été mémorisées les fois précédentes où le même signal avait été reçu. L’activation de ces réseaux de neurones correspond au sens que nous donnons à ces signaux.

Il faut garder à l’esprit que les interactions sont matérielles pour comprendre que la société n’est pas une entité autonome. « Société » est le nom que l’on donne aux interactions que nous avons les uns avec les autres. Généralement il est admis que le substrat de la société est matériel (nous sommes des êtres faits de matière, nous écrivons avec de l’encre sur du papier tous deux faits de matière, nos mélodies sont des vibrations d’un air bien matériel…). Mais le sens que nous donnons à ces phénomènes matériels est souvent présenté comme étant immatériel. Par exemple, on estime que c’est une cause immatérielle qui fait que nous apprécions cette mélodie, cette association d’ondes sonores.

Pour autant, tout le monde voit bien que même nos jugements, opinions, goûts ne sont pas libres de toute influence. On voit bien que n’importe qui n’apprécie pas le style vestimentaire gothique, que la musique classique ne touche pas tout le monde de la même façon, que certains préfèrent jouer aux jeux vidéos et d’autres lire, que l’abstention est plus importante chez les personnes peu diplômées et à revenu faible, qu’on a souvent les mêmes opinions politiques que sa famille ou les gens qu’on fréquente, etc…

Autrement dit notre milieu façonne nos jugements. Mais comme nos jugements ne sont pas d’origine matérielle il faut que ce qui les influence soit de la même substance. C’est ainsi que sont inventés des phénomènes purement sociaux.

Le structuralisme par exemple recourt au concept de structure sociale. Une structure sociale est un système de relations entre individus. La caractéristique d’une structure sociale est qu’il s’agit d’un système fermé, c’est-à-dire que la structure sociale a un fonctionnement interne ne dépendant pas du monde extérieur. L’autre caractéristique fondamentale d’une structure sociale est qu’elle a toujours les mêmes effets sur les individus qui en font partie peu importe leurs vécus personnels (que ce soit celui avant d’avoir rejoint cette structure ou celui en-dehors de cette structure).

Prenons un exemple très simple et servant d’argument aux anarchistes : le pouvoir. Le pouvoir met en relation au moins deux personnes, une commande l’autre obéit. Selon la logique structuraliste, peu importe qui sont ces personnes, celle au pouvoir cherchera toujours à maintenir son pouvoir voir à l’étendre – c’est-à-dire à se faire obéir sur davantage d’ordres par la personne qu’elle domine ou bien se faire obéir par davantage de personnes. C’est la structure même de la relation qui fait ça.

Le problème c’est que la structure sociale n’existe pas. En tout cas pas indépendamment des individus, pas de façon immatérielle. Le phénomène constaté, le fait que le dominant cherche à préserver ou étendre sa domination, peut être vrai. Mais ce n’est pas une mystérieuse forcé immatérielle qui s’exerce sur lui. Il a au contraire des racines matérielles. Une analyse rigoureuse du phénomène de la domination doit donc le ramener à sa réalité matérielle. Qu’est-ce-que dominer fait concrètement au dominant ? C’est-à-dire physiquement, chimiquement, biologiquement ? Et la catégorie « domination » est-elle seulement pertinente de ce point de vue ?

Dans la même veine on pourrait parler des concepts de normes ou d’habitus (développé par Bourdieu). Les normes n’existent pas, il n’existe pas de force flottant au-dessus de la matière et influence les esprits à produire les mêmes comportements. Il y a bien un phénomène de conformisme, mais celui-ci s’explique par des interactions matérielles entre individus. De la même façon, l’habitus ne doit être compris que comme un phénomène physique, chimique et biologique.

L’habitus est une modification de notre cerveau. Il correspond a des renforcements de connexions entre neurones. Ces renforcements sont dus à des stimuli sensoriels comme toute information venant de l’extérieur de notre corps. Ils produisent ensuite des façon de raisonner et de se comporter.

La société n’a aucune existence indépendante des individus. Elle est leurs interactions. Les propriétés de la société sont donc exclusivement déterminées par les propriétés des individus.

Ceci est contesté du fait que certains phénomènes sociaux semblent exister plus longtemps que les individus qui les portent. Une entreprise peut survivre à plusieurs générations par exemple. Des normes aussi semblent excéder les individus, s’imposant à plusieurs d’entre eux et pouvant perdurer après leurs morts.

En réalité, c’est avant tout une vue de l’esprit. Il faut décomposer les réalités que recouvrent ces concepts afin de voir qu’aucun n’existe indépendamment des individus qui les portent.

Conclusion

La société est le nom qu’on donne à un mode d’existence. Les individus qui interagissent et coopèrent forment une société. Les façons de penser et de s’organiser ainsi que les objets matériels qui résultent de cette coopération sont inclus dans cette notion de société. Ce qui est arbitraire puisque ces productions impliquent aussi des interactions entre les individus en question et le reste de la matière.

L’élevage est-il une forme de société entre humains et d’autres espèces ? A priori oui, pourtant la plupart des gens considéreraient spontanément que non. Car il faut qu’il y ait un partage de sens. Que ces interactions signifient quelque chose.

La société est donc avant tout une vue de l’esprit. Pierre Clastre montre dans son livre « La société contre l’état » que toutes les groupes humains ne font pas la distinction entre les relations qu’ils entretiennent entre eux et les relations qu’ils entretiennent avec les autres objets qui les environnent. Il ne leur vient pas à l’idée que la société humaine soit un en-dehors de la nature.

Quand je parlerai de société ce sera donc une commodité de langage pour désigner avant tout un groupe d’humains dont on considère qu’ils ont une identité commune. Ce qui peut aussi bien faire référence, selon le contexte, à un clan, une famille, une civilisation…