Les sens et le sens

La pensée est physique. Nos opinions, rêves et démonstrations ne sont rien d’autre que des neurones qui interagissent. Or ces échanges neuronaux sont déterminés par deux chose : la génétique et l’environnement. Les gènes codent le développement des cellules nerveuses ainsi que la structure générale du cerveau. Mais ces neurones sont faits pour traiter des signaux provenant de l’environnement. C’est donc celui-ci qui guide le fonctionnement des neurones.

Faisons le parallèle entre penser et moudre. La structure du cerveau est un moulin à vent, les stimuli de l’environnement sont le grain qu’on lui apporte, les représentations conscientes sont la farine. C’est le type de céréales qui détermine le type de farine qu’on va obtenir. De même, c’est le type de stimuli qui produit nos pensées particulières. La masse des meules ou la matière dans laquelle elles sont faites ne changent rien à la nature de la farine. En revanche, le moulin ne permet que de produire de la farine, il ne peut pas transformer l’orge en or. De la même façon, la structure du cerveau détermine les types de raisonnements possibles mais elle ne permet pas de connaître sur quoi porte ces raisonnements.

Voilà pourquoi il faut comprendre comment le cerveau interagit avec ce qui lui est extérieur. Comment les stimuli entrent sous ses meules et comment il les traite ensuite.

La conscience sert à donner une cohérence au monde qui nous entoure. Pour y parvenir notre cerveau doit le simplifier. La catégorisation est un moyen de simplifier le flux d’informations qu’on reçoit du monde extérieur. Elle consiste à associer des informations différentes en un seul souvenir, une seule « catégorie », une seule représentation abstraite. Je pense que ce processus est la base de la conscience.

On peut définir l’abstraction comme :

  • D’une part le fait de lier plusieurs informations perçues (forme, son, texture, température…) pour concevoir un seul objet délimité. Chacune de ces perceptions étant assimilée à une propriété de l’objet.
  • D’autre part comme le processus par lequel on définit des catégories mentales plus larges englobant plusieurs objets en fonction de leurs propriétés (ou « traits1 »).

Les sens sont la porte d’entrée des objets extérieurs dans notre cerveau (inconscient et conscience). Contrairement à ce que suggère une vision partagée par Platon, ce ne sont pas avant tout des objets qui s’offrent à notre connaissance sensible mais leurs propriétés (ou effets). Avant de voir une pomme on voit une forme sphérique d’une certaine couleur rouge, une texture lisse et ferme, un goût sucré…

Il nous a fallu plusieurs mois sinon plusieurs années pour que ces myriades de sensations se condensent en souvenirs intelligibles. Pour cause, à notre âge ce sont bien des objets qui se présentent à notre conscience. Sauf que notre conscience n’est qu’une des activités de notre système nerveux. Celui-ci fait un énorme travail inconscient pour comprendre que plusieurs sensations viennent de différentes propriétés d’un seul et même objet.

Imaginons que nous sommes devant une forêt. Notre cerveau distingue immédiatement les arbres, le sol, les brins d’herbe, au sein même des arbres il distingue les feuilles, les fruits, les fleurs, les branches… C’est-à-dire des objets. Pourtant, très concrètement, ce qui se présente immédiatement à nos yeux c’est une mosaïque de couleurs. Notre cerveau fait un traitement rapide et détermine que les couleurs ont des formes et des luminosités différentes. Puis que dans beaucoup de cas des formes similaires ont des couleurs similaires. On voit par exemple que tout ce qui est rouge dans notre champ de vision est sphérique et fait à peur près la même taille. Le cerveau infère qu’il doit s’agir dans chaque cas du même type d’objets. Appelons-le « pomme ».

Il s’agit d’une première abstraction. Notre inconscient a séparé les pommes du reste du tableau que nous avons sous les yeux. Nous avons dit « ces objets sont particuliers, ils sont une combinaison de plusieurs propriétés qui leur est propre et les distingue de ce qui les entoure ». Ces propriétés sont leur forme sphérique, leur texture lisse, leur couleur rouge, etc…

Notons bien que pour le moment notre inconscient ne leur a pas donné le nom « pomme ». Je dis qu’il s’agit de pomme pour faciliter l’exposé mais une « catégorie » est avant tout un ensemble de ressentis. Notre cerveau ne l’exprime pas forcément en mots mais simplement comme une impression, un mixte de sensations : images, bruits (les bruissements sous l’effet du vent), textures.

Deux feuilles qui se ressemblent à s’y méprendre et une pomme qu’on ne confondrait pas avec une feuille.

Toutes ces propriétés des objets nous sont accessibles par nos sens. Ainsi, les limites de nos sens fondent aussi les limites de notre connaissance. Jusqu’à ce qu’on développe des outils palliant en partie nos carences sensorielles.

Notre cerveau reçoit une quantité conséquentes d’informations de la part de l’environnement. C’est à partir de combinaisons de ces informations qu’il définit des types d’objets, mais aussi de situations, qui lui permettent d’identifier des récurrences dans l’environnement et de prévoir des événements. Ce qui guide les actions qu’il doit réaliser. Il s’agit donc de comprendre ce processus qui est à la base de la pensée. Pour ce faire il faut saisir comment nos sens fonctionnent. A quels stimuli réagissent-ils, par exemple ? C’est l’objet de la première partie. Nos sens se sont développés pour que ce qu’ils nous font ressentir nous donnent des informations pertinentes sur le monde qui nous entoure. Il faut donc sélectionner les informations « pertinentes ». C’est l’objet de la deuxième partie.

Les sens

Depuis Aristote on dénombre généralement 5 sens. Aujourd’hui les scientifiques tendent à penser que ce nombre est faux et que nous en aurions plus. Toujours est-il que les sens sont ce qui permet de connaître le monde extérieur mais aussi ce qui se passe à l’intérieur de notre corps (faim, soif, fatigue, orgasme…). Tous les sens sont liés au système nerveux dont le cerveau fait partie. Ce dernier compile les informations perçues par les sens pour nous faire apparaître des différences significatives entre plusieurs parties du monde qui nous entoure (les pommes et le feuillage pour filer l’exemple donné plut tôt).

Nos sens ne perçoivent qu’une partie minime de ce qui existe. Mais que c’est une partie importante de l’environnement où on vit. Par exemple, nos yeux ne voient pas l’infrarouge ni les ondes électromagnétiques de fréquences plus faibles et ils ne voient pas non plus l’ultra-violet et toutes les ondes électromagnétiques de fréquences plus élevées. Au final le spectre visible est infime en comparaison de tout ce qu’il y a à percevoir.

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Spectre des ondes électromagnétiques réparties selon la longueur d’ondes (et non la fréquence) J’ai volé cette image à ce site web : http://astrocoach60.blogspot.com/2017/01/spectre-electromagnetique-et-filtres.html

Idem pour l’audition (on n’entend pas les ultrasons par exemple). Nous avons donc une perception largement tronquée du monde. D’autres espèces animales perçoivent des choses que nous sommes incapables de ressentir. Cependant si les abeilles voient l’ultraviolet, à ma connaissance aucun animal ne voit les rayons X ou gammas.

Seuls quelques types d’informations sont communiqués à notre cerveau par nos nerfs et c’est seulement à partir d’eux qu’il distingue les propriétés (couleurs, formes, textures…) des objets qui nous entourent. Pourtant, bien que cette perception soit infime, elle est bien adaptée à nos besoins et à notre environnement. Elle nous donne accès aux informations essentielles à notre survie et une partie non négligeable des informations qui nous entourent.

En effet, nos sens se sont développés en interaction avec notre environnement, or dans notre environnement il y a assez peu d’ondes électromagnétiques en-dehors du spectre visible et des fréquences un peu plus élevées et un peu plus basses. Ce spectre correspond en réalité à peu près aux fréquences émises par les rayons du soleil. Le soleil étant de loin le corps céleste qui envoie le plus d’énergie vers la Terre (et donc d’information). Autrement dit, capter le spectre des rayons du soleil c’est déjà capter l’essentiel des informations électromagnétiques sur la planète. (C’est très schématique).

Si nous voyions les micro-ondes à la place du spectre visible la forêt dont on parlait plus tôt serait probablement tout à fait homogène (je n’y connais pas grand-chose mais je suppose que les feuilles, troncs et fruits émettent à peu près autant de micro-ondes les uns que les autres c’est à dire quasiment rien).

Pareil pour l’ouïe, à quoi ça sert que nos oreilles puissent capter des sons qui ne sont produits par aucun phénomène sur Terre ? Nos sens sont adaptés pour capter les informations les plus importantes à notre survie dans l’environnement dans lequel on vit. Comme tous les animaux vivent dans le même environnement, cela explique qu’ils aient à peu près les mêmes facultés sensorielles. Les contingences de l’évolution et la sélection naturelle permettent de comprendre les différences entre espèces.

Nous sommes tous des fruits d’une longue évolution de la vie. Il y a 3 milliards d’années nos ancêtres n’avaient pas de cerveau. Il s’agissait d’êtres unicellulaires. Pourtant ils réagissaient à leur environnement. On peut y voir les traces archaïques de la sensibilité. Un stimuli => une réaction.

A notre échelle le processus est plus complexe car le stimuli subit un traitement mettant en mouvement plusieurs millions de cellules avant qu’une réaction ne se produise. En s’unissant à d’autres cellules cette proto-sensibilité a dû prendre une autre dimension, du moins dans le monde animal. Une cellule doit communiquer aux autres ce qu’elle a perçu. Suivant l’importance de l’information, celle-ci accédera à des parties de plus en plus profondes de l’organisme. Jusqu’à atteindre le nec plus ultra : la conscience. Cette communication et ce tri sont un préalable obligé à une réaction coordonnée de l’ensemble pluricellulaire. Cette fonction est remplie par le système nerveux et ses cellules caractéristiques : les neurones.

Dans un organisme pluricellulaire comme nous, une cellule particulière aura toujours une réaction particulière à un stimuli qui l’affecte. C’est la définition même d’être affecté. Cependant, pour qu’un stimuli fasse réagir l’organisme entier il faut qu’il affecte une cellule nerveuse. Ce sont elles qui ont la capacité de transmettre l’information jusqu’au système nerveux central qui coordonne l’ensemble de l’organisme. Comme vous le comprenez nous n’avons pas des neurones que dans notre cerveau mais aussi sur notre langue (pour le goût), sous la surface de notre peau (pour le toucher), dans les oreilles (pour l’ouïe), etc…

Cette capacité à capter des signaux (visuels, auditifs…) de l’environnement s’est donc développée parce que grâce à elle l’organisme a plus de chance de survivre que s’il ne l’avait pas. Percevoir son environnement permet de localiser les sources de nutriments ou les dangers. Initialement, distinguer les objets les uns des autres ne se fait pas sur des bases rationnelles en comparant leurs propriétés respectives. Notre cerveau privilégie certains types d’informations, celles qui ont une influence sur notre survie. Le passage à une approche de plus en plus rationnelle explique la capacité inédite d’adaptation de l’espèce humaine.

Si nous percevons les goûts sucré, acide, amer, salé et « savoureux » (umami) c’est que cela a dû avantager nos ancêtres pour répondre à leurs besoins. Sans doute que nous pourrions sentir beaucoup d’autres goûts dans l’absolu, mais seuls ceux-ci ont été sélectionnés. Prenons l’exemple du goût sucré. Pour faire simple, les glucides sont essentiels à la plupart des êtres vivants. Il est donc très avantageux de localiser les aliments qui en contiennent. D’où le fait qu’à force nos papilles aient adopté un signal pour nous avertir quand c’est le cas (et aussi que ce signal nous procure du plaisir, ce qui ne vient pas de nos sens mais déjà de notre cerveau).

Nous percevons des signaux de différentes natures provenant de l’environnement. Chaque signal correspond à une propriété de l’objet qu’on observe. Le goût sucré correspond à la présence de certains glucides. La couleur rouge à la réflexion du certaines longueur d’onde par l’objet. Etc… Notre cerveau assemble ces signaux et remarque que certains types d’objets produisent toujours des signaux semblables (c’est-à-dire qu’ils ont des propriétés similaires : « toutes » les pommes sont sphériques et sucrées bien que certaines soient rouge, d’autres jaunes et d’autres vertes). A partir de ce constat le cerveau peut comparer les objets les uns aux autres, les distinguer mais aussi les assimiler. Chaque type d’objet distingué correspond à une catégorie mentale. C’est le premier niveau d’abstraction.

Il est donc impossible de comprendre ce qu’un humain pense du monde qui l’entoure sans comprendre comment fonctionne sa perception. Mais ce n’est pas suffisant, reste à comprendre aussi comment le système nerveux central (le cerveau disons) détermine quelles informations sont les plus importantes parmi toutes celles qu’il reçoit des sens.

La valorisation

C’est avant tout par les sens que nous construisons une représentation du monde. Il faut identifier différentes propriétés pour pouvoir construire différentes catégories d’objets. Nous avons aussi vu que nos sens ne captent pas toutes les propriétés des objets, certaines nous sont imperceptibles. Mais même parmi celles que nous percevons, elles ne vont pas toutes autant intéresser le cerveau. Certaines vont plus attirer notre attention, plus nous marquer et donc on s’en remémorera plus facilement. En somme notre cerveau accorde plus de valeurs à certaines informations qui lui parviennent qu’à d’autres. Il s’agit d’une interprétation, par conséquent elle implique des connexions de nombreux neurones entre eux. Cette combinaison de neurone qui correspond à une interprétation donnée est soumise à une variabilité relativement importante. Les informations qui nous marquent le plus à un moment de notre vie peuvent ne pas être celles qui nous marquent le plus à un autre moment car notre cerveau aura reconfigurer son système de valeur pour mieux s’adapter à ce qu’il a vécu.

hérédité et plasticité cérébrale

L’interprétation a aussi des soubassements génétiques. C’est pourquoi tout au long de notre vie on percevra le rouge de la même façon, c’est d’ailleurs ce qui peut nous laisser entendre que les autres le perçoivent de la même façon. Mais elle peut aussi être très malléable du fait de la plasticité cérébrale. Ce qui explique certaines illusions d’optiques ou les changements de goûts au cours de la vie.

Le cerveau est un organe qui comme tous les autres organes est en partie déterminé génétiquement. Les caractères héritables du cerveau sont eux aussi soumis au processus de mutation / sélection. Les mutations les plus profitables à la perpétuation de l’espèce sont validées (comme on dit dans le rapgame) et se répandent dans la population. Les mutations nuisibles ou les caractères devenus nuisibles suite à l’adoption de nouveaux caractères sont abandonnés (au bout de plusieurs générations tout de même). Il existe aussi un certain nombre de mutations neutres, ni nuisibles, ni profitables.

Parmi les organes le cerveau occupe une place particulière en ceci qu’il est celui qui coordonne leurs actions et compile les signaux perçus de l’environnement. Le but du cerveau est de prendre le relai de la sélection naturelle au cours de la vie de l’individu. Le cerveau a donc reçu la capacité de juger ce qui est profitable pour l’organisme et ce qui lui est nuisible (et ce qui est indifférent). La sélection naturelle agit à l’échelle de l’espèce par l’intermédiaire des gènes. Le cerveau agit à l’échelle de l’individu par l’intermédiaire de la plasticité cérébrale.

Le cerveau s’acquitte de cette tâche en interprétant des signaux comme source de plaisir ou de souffrance. C’est ça la valorisation. Une sensation de souffrance est comme une valeur négative, une sensation de plaisir une valeur positive. Plus une valeur est proche de 0 moins elle est importante.

La sélection naturelle a ses critères pour valider ou non un caractère héritable : celui-ci doit permettre à l’individu de survivre et de se reproduire. Le cerveau doit lui aussi avoir des critères (dont la part héritable a été déterminée au préalable par la sélection naturelle).

Sur ce point, je m’inspire de la théorie avancée par Henri Laborit et qui part des sensations agréables et désagréables. En d’autres termes les sensations de plaisir et de douleur / souffrance (qui sont parmi les plus universellement partagées par les animaux ce qui démontrent leur ancienneté).
Sans valorisation nous n’aurions aucune envie ni rejet. Comme l’explique Henri Laborit, dont je m’inspire allègrement, la souffrance est à l’origine de la réaction d’évitement – et si c’est impossible dans certains cas d’inhibition de l’action – le plaisir est à l’origine de la réaction d’attraction.

Petit schéma très schématique

Interprétation et conscience phénoménale

Nos nerfs transmettent à notre cerveau des informations purement factuelles sur le monde et l’état de notre organisme. Ces informations sont indispensables à la survie mais insuffisantes car elles ne donnent aucun intérêt à celle-ci. C’est pourquoi ces sens purement factuels se sont développés conjointement à un système d’interprétation. Ce qu’on appelle la conscience phénoménale – « l’effet que ça fait ».

Cette conscience phénoménale a deux rôles, d’une part valoriser certaines informations par rapport à d’autres, d’autre part coder les différences perçues par nos nerfs en fonction de leur importance. Les nerfs et le système d’interprétation ont évolué conjointement, traiter séparément les sens, la valorisation, la sélection naturelle et la plasticité cérébrale est un peu trompeur mais c’est afin d’introduire ce qui détermine la pensée par catégorie. Le second rôle s’illustre au niveau de la vue par les différentes couleurs. Chaque couleur correspond à une longueur d’onde différente perçue par le nerf optique. Mais cette différence est ensuite interprétée par le cerveau comme une couleur.

Cette question des couleurs est souvent donnée en exemple pour expliquer ce qu’est la conscience phénoménale. Imaginons que depuis toujours je perçois le bleu rouge et le rouge je le perçois bleu. Comment pouvons nous nous en rendre compte ? Ce que je vois bleu, je l’aurai toujours appelé « rouge ». Pour moi ce sera du rouge. Mais pourtant si du jour au lendemain mon système d’interprétation était remplacé par le vôtre je me rendrais compte que ce que vous appelez rouge pour moi c’est ce que j’ai toujours appelé bleu. C’est ça qu’on appelle « conscience phénoménale », la façon dont apparaissent à note conscience les informations sensorielles.

L’interprétation consiste aussi à donner une valeur aux informations fournies selon la façon dont elles permettent d’évaluer une situation en fonction des besoins de l’organisme. Ce qui est nuisible à l’organisme doit être évité, ce qui lui est bénéfique doit être reproduit. Chez les animaux cette tâche d’interprétation a été dévolue aux neurones.

La valorisation correspond à ce qu’on assimile généralement à « l’émotionnel » ou « l’affectif ». Or je postule que l’affect (ou la valorisation) est intrinsèquement lié à la conscience. D’ailleurs je pense que tout le monde trouverait absurde l’idée d’avoir peur ou de ressentir du plaisir sans en avoir conscience.

En somme, ce qui est jugé important arrive à notre conscience. Ce jugement est inconscient quant à lui. Ce n’est pas « toi » qui décide consciemment et librement de ce que tu trouves important ou digne d’intérêt. Ce n’est pas toi qui décide ce qui, dans ton champ de vision, attirera ton attention.

Dans Le code de la conscience Stanislas Dehaene remarque qu’une information consciente provoque un embrasement de l’activité cérébrale. L’information circule aussi via des cellules nerveuses particulièrement longues dans le cerveau. Le résultat est qu’elles est disponible à plusieurs parties du cerveau en même temps et peuvent donc être traitées de plein de façons différentes. Par exemple, on peut faire un compte-rendu oral de ce dont on a conscience : l’information est accessible aux zones de notre cerveau qui permettent le langage.

Je pense que ces observations sont compatibles avec la théorie que je propose. Ce que notre inconscient valorise, ce qu’il marque d’un affect, est traité comme une information importante par le cerveau. Donc cela parvient à notre conscience et devient en même temps disponible pour de nombreuses opérations (compte-rendu oral, calcul, mémorisation…).

Mémoire, abstraction et valorisation

Certaines informations sont donc évaluées comme plus importantes que d’autres. Celles qui sont le plus marquées affectivement se mémorisent davantage. Une situation douloureuse sera bien plus facilement retenue qu’une situation neutre. De la même façon, les propriétés qui nous paraissent être à la source de la sensation de souffrance ou de plaisir vont servir de base à la catégorisation. On se sert d’ailleurs assez cruellement de cette aptitude lors des expériences sur les rats. On s’assure qu’ils se souviennent d’une situation en les électrocutant. On parvient ainsi à les faire assimiler la situation à la sensation de souffrance. Par exemple : lorsqu’un rat entre dans une certaine zone de la cage on lui envoie une décharge. Au bout d’un moment le rat évitera cette zone. C’est souvent de cette manière que leurs capacités intellectuelles sont testées.

Les propriétés de notre cerveau qui sont à l’origine de nos interprétations des signaux nerveux sont soumis à la plasticité cérébrale. Malgré tout, cette plasticité a ses limites, aussi les propriétés du cerveau ne peuvent pas changer du tout au tout et une fracture ouverte sera toujours douloureuse (si le signal nerveux n’est pas obstrué).

Cette régularité des signaux et de leurs interprétations combinée à la mémoire permet la pensée par catégorie et l’abstraction. En effet, des stimuli similaires provoqueront des signaux nerveux similaires (des courants électriques de même intensité pour faire simple). Ces signaux nerveux similaires seront interprétés de façons similaires par notre cerveau. Comme on l’a dit, le rouge sera toujours perçu rouge, la forme sphérique sera toujours perçue sphérique, etc… Si on y ajoute le fait de se souvenir d’avoir vu une forme ronde et rouge, c’est ce qui permet d’établir des ressemblances avec d’autres expériences similaires. Et donc ce qui permet de reconnaître que la pomme qu’on a sous les yeux ressemblent à s’y méprendre à celle qu’on a vu il y a 1 heure et qui était agréable au goût.

Sans ces propriétés fondamentales de constance des interprétations et de mémorisation il serait impossible à la conscience d’avoir une vision cohérente du monde. La pomme qu’on tient dans la main nous apparaît toujours sphérique, si notre interprétation de sa forme changeait constamment, on la verrait tantôt ronde, tantôt cubique, tantôt elliptique… Comment pourrions-nous savoir qu’il s’agit du même objet ? D’autant que le même phénomène se produirait sur notre main qui se déformerait en continu. Sur le goût de la pomme qui serait tantôt acide, tantôt sucré, tantôt salé, tantôt amer…

De la même façon, il ne sera pas dur de comprendre en quoi la mémorisation est indispensable pour avoir une vision cohérente du monde. Si l’on oublie constamment ce qu’est l’objet qu’on tient dans la main, comment savoir qu’il est comestible ? Comment reconnaître des objets du même type les prochaines fois qu’on en verra ?

Cette constance vient de la structure du cerveau (et de la nature des stimuli bien entendu). Comme on le disait au début, un moulin ne produira que de la farine. Des farines différentes si les céréales sont différents mais toujours de la farine. De la même façon, des stimuli dangereux pour l’intégrité physique de l’organisme provoqueront toujours une sensation de douleur. Poser sa main sur la plaque de cuisson allumée depuis 20 minutes causera une sensation de brûlure, saisir fermement la lame d’un couteau et la faire glisser rapidement provoquera une coupure mais dans les deux cas nous ressentirons de la douleur.

Constance des couples stimuli / ressentis, mémoire et valorisation sont les conditions nécessaires pour qu’un organisme s’oriente dans le monde. Elles sont aussi à l’origine de la construction de catégories mentales.

L’interaction mémoire / valorisation peut être comprise au niveau neuronal à travers le fonctionnement du système dopaminergique. La mémoire a été résumée par la loi de Hebbs : les connexions entre les neurones sont renforcées par leurs communications. Celle-ci se fait par voie chimique, des neurotransmetteurs passent d’un neurone à l’autre et déclenchent à leur arrivée des réponses électriques. Si un neurone libère régulièrement des neurotransmetteurs en direction du même neurone afférent le nombre de neurotransmetteurs et de récepteurs augmente. La connexion est plus forte, c’est ce qui permet la mémoire.

La dopamine est un neurotransmetteur qui est impliqué dans la motivation à agir.

1 Anne Reboul, « Linguistique et évolution », Darwin en tête !, 2009, p. 213

2 Anne Reboul, « Linguistique et évolution », Darwin en tête !, 2009, p. 213

3 Jean-Baptiste Veyrieras, « Notre raison est-elle rationnelle », Journal du CNRS