Pensée et irrationalité

De la perception à l’interprétation, plusieurs processus connotent notre savoir. C’est ce qui fait que Kant parle des choses en soi qu’on ne pourrait pas connaître car nos sens ne nous en donnerait qu’un aperçu subjectif.

Marx et Engels ont répondu à cette remarque de façon très pertinente en remarquant que ça n’a aucun sens de parler des choses en soi car une chose EST l’effet qu’elle a sur les autres. Autrement dit, la connaissance que nous avons de l’objet observé n’est pas une illusion créée de toutes pièces mais nous renseigne forcément sur ce qu’il est réellement. Si les propriétés de l’objet étaient différentes, nous le percevrions aussi différemment.

Le monde n’est pas un réceptacle passif dans lequel nos sens puisent de l’information. Le monde, dont nous sommes une partie, consiste en une multitude d’influences de la matière, qui constitue chaque objet, sur elle-même. Tous les objets émettent ou répercutent de la matière ou de l’énergie et nos sens sont des réceptacles passifs qui en recueillent une partie. C’est pour cette raison qu’il est utile de préciser que la perception est initialement une altération matérielle de notre organisme par le monde. Et que ce qui lui donne une particularité c’est que 1) cette altération est communiquée d’une cellule à l’autre 2) que toutes les altérations particulières soient centralisées par le système nerveux 3) que chaque altération soit interprétée, c’est-à-dire hiérarchisée = dotée d’une valeur.

Peut-on avoir une connaissance objective des objets ? La réponse est oui pour la raison évoquée plus haut : la différence entre objectivité et subjectivité est un leurre. Nous ne pouvons pas avoir une connaissance totale des objets, car nous sommes des être finis. ça ferait une somme infinie d’informations à traiter. Par conséquent notre conscience est l’aboutissement d’un long et complexe tri des signaux qui parviennent à notre organisme. Et la sélection de certains d’entre eux.

Pour autant nous sommes capables de déconstruire la façon notre organisme fait ces interprétations. Plus nous progressons dans ce sens, plus nous comprenons quelles sont les propriétés objectives des objets susceptibles de les produire. Ceci est possible pour deux raisons :

  • D’une part notre capacité d’abstraction s’est affinée avec le temps.
  • D’autre part la captation des signaux émis par notre environnement (mais aussi par notre corps) et leur interprétation se fait selon des processus constants. C’est-à-dire tout simplement que nos yeux ne captent pas un jour des rayons lumineux, le jour d’après des rayons gammas, le jour suivant des micro-ondes… Ils captent tous les jours des rayons lumineux. Deuxièmement, les rayons lumineux captés par nos yeux sont interprétés de façon constantes. Une pomme rouge, si rien ne l’a modifiée (si elle n’a pas été épluchée ou trempée dans de la peinture) paraîtra toujours de la même couleur. La sensation désagréable d’aveuglement voir de brûlure lorsqu’on regarde le soleil ne va pas se changer en sensation de plaisir du jour au lendemain. Cette constance dans les sensations et l’interprétation est un préalable impératif à une connaissance du monde. Sans elle le monde serait juste incohérent.

Tout est en interaction. Connaître nos sens, ceux-là même qui nous captent les informations extérieures, permet de mieux connaître ce par quoi ils sont influencés. Donc les caractéristiques des objets. Et vice versa, connaître les propriétés des objets par d’autres moyens que nos sens permet de mieux connaître ceux-ci. Par exemple, on sait désormais que la lumière est une onde électromagnétique. Ce qui nous permet de mieux comprendre le fonctionnement de notre œil. La réaction que provoque les ondes électromagnétiques sur notre rétine puis la façon dont elles sont communiquées à nos nerfs optiques puis la façon dont l’information circule de cellule nerveuse en neurones jusqu’au cerveau et en son sein.

Malgré tout, on ne peut pas nier que certains concepts auxquels nous faisons allusion (ou auquel nous avons fait allusion par le passé) désignent des entités qui n’existent pas tels qu’ils les décrivent. Par exemple le concept de force gravitationnelle développée par Newton ne se réfère pas à une entité réelle et observée. L’objet que désigne explicitement ce concept n’existe pas, mais l’objet qu’il désigne en réalité et implicitement existe. On remarque bien que la pomme se dirige vers le sol quand elle se décroche de l’arbre. Les humains qui recouraient à la force gravitationnelle parlaient inconsciemment de leur sensation que quelque chose attire la pomme vers le sol, qu’il faut faire un effort pour la soulever.

Comment les humains en viennent-ils à créer des chimères comme les « forces » ?

Il se trouve plusieurs facteurs qui éloignent les catégories conscientes des humains de ce à quoi elles réfèrent réellement.

  • Premièrement nos sens ne captent pas toutes les informations qui circulent. Nous ne sommes pas capables de percevoir les radiations par leur intermédiaire par exemple. Cette ignorance rend le monde mystérieux et pousse donc le cerveau à faire des conjectures.
    Nos sens dépendent de caractères déterminés par l’ADN. Ce qui signifie qu’ils ont évolué au cours de nombreuses générations par mutations des gènes et transmission à la descendance. Les sens qui captaient les informations les plus essentielles pour survivre et se reproduire ont permis aux gènes qui les codaient d’être transmis à davantage de descendants. Les sens que nous avons aujourd’hui captent donc des informations qui nous sont importantes pour survivre (et nous reproduire).
  • Deuxièmement ce que nous percevons est interprété par notre cerveau. L’interprétation consiste à donner une importance différente à chaque information via les affects / les émotions. Plus une information est jugée importante par le cerveau, plus elle est associée à une émotion forte et plus elle accède à notre conscience. Les émotions peuvent être négatives ou positives.
    Les propriétés du cerveau qui lui permettent de hiérarchiser les informations sont elles aussi issues de la sélection naturelle. Il serait même plus exact de réunir en un ces deux premiers points car la sélection des caractères codant la perception et la sélection des caractères codant l’interprétation se sont faites conjointement et surtout pas indépendamment.

Ces deux premiers points liés à la capacité de mémoriser des informations sont au fondement de ce que j’appelle la « pensée par catégorie ». C’est-à-dire la capacité à regrouper des objets qui se ressemblent dans des catégories. Grâce à nos sens on perçoit les différences entre les objets et donc aussi leurs ressemblances. La hiérarchisation nous donne un intérêt ou l’envie de reproduire les sensations jugées agréables et éviter celles jugées désagréables. Donc elle nous motive à faire des efforts pour comprendre ce qui a fait qu’on a éprouvé cette sensation. Enfin la mémoire nous permet de retenir les expériences passées.
On retient donc des catégories d’objets qui se ressemblent parce que ça nous aide à reproduire une sensation agréable ou éviter une sensation désagréable.

  • Troisièmement la plasticité cérébrale fait que cette capacité d’interprétation évolue au cours de la vie. Elle se modifie et s’enrichit. Certaines informations qui paraissent neutres au début de la vie sont rapidement associées en mémoire à des sensations qui nous marquent émotionnellement. De même, des informations associées à une émotion négative peuvent à terme être associées à une émotion positive. Ce qui explique les changements de goûts. Le café est amer et a priori provoque une sensation désagréable pourtant l’organisme peut s’habituer au point de trouver le café agréable à consommer.

Ce troisième point fait que les catégories peuvent être reconstruites en fonction des expériences vécues. C’est important car si on a retenu une information erronée il faut pouvoir modifier ce souvenir. Par exemple, si on a retenu qu’un fruit est bon et nourrissant, on peut enrichir ce savoir en constatant que lorsque ce même fruit a une couleur un peut différente, ça signifie qu’il est moisi donc plus du tout bon et sans doute peu nourrissant. On avait une catégorie « objet rouge, rond, ferme, bon et nourrissant » qui se transforme en deux catégorie « objet rouge, rond, ferme, bon et nourrissant » et « objet marron, rond, moins ferme, dégueu et peut-être nourrissant mais trop dégueu pour tester ».
L’importance relative de la plasticité cérébrale sur la génétique est sans doute inégale selon l’espèce. Certaines auront des catégories très fixes, leur interprétation et perception étant très déterminée par leur génotype. Pour d’autres, le cerveau sera davantage déterminé à pouvoir se modifier (comme chez l’être humain).

  • Quatrièmement l’importance prise par la vie sociale (chez l’humain) lui impose de reconstruire ses catégories pour qu’à la fois elles soient compréhensibles par tous et qu’elles permettent une cohésion du groupe et une bonne entente. Afin d’agir ensemble sans se mettre mutuellement des bâtons dans les roues sans faire exprès (incompréhension) ou en le faisant exprès (mésentente).

Ce quatrième point a doté l’humain d’une caractéristique qu’on n’a constaté chez aucune autre espèce animale : celle de comprendre comment son cerveau crée des catégories. En effet, pour se comprendre mutuellement au mieux les humains ont dû partagé du sens en commun. Ceci est spécifique à n’importe quelle espèce animale ayant une vie sociale. Tous les animaux qui se menacent, montrent des postures de soumissions, etc… partagent des catégories compréhensibles par tous. Mais ces catégories se rapportent surtout directement à des émotions.

Sauf que chez les humains à la fois cette vie sociale constitue une condition à sa survie, de plus, appartenant à la famille des grands singes son lobe préfrontal, siège de la pensée complexe, est déjà développé (contrairement aux fourmis ou aux poissons).

La nécessité de s’organiser collectivement pour agir a abouti à l’émergence du langage articulé. C’est-à-dire l’articulation de mêmes phonèmes pour former des mots différents puis de mêmes mots pour former des phrases différentes. Ce qui permet d’avoir un vocabulaire très étendu et donc de nommer de nombreuses choses différentes (des catégories).

Cependant les catégories mentales sont essentiellement ressenties, et les ressentis sont essentiellement subjectifs. Il faut donc que les catégories partagées à plusieurs correspondent toujours a minima aux ressentis de chacune des personnes participant à la discussion. Ce n’est pas compliqué étant donné que dans une même espèce nos métabolismes, nos cerveaux, nos nerfs sont très proches les uns des autres. Donc dans des situations similaires nous avons des ressentis similaires

La difficulté se situe davantage du côté de ce qu’on a mémorisé. Nous avons chacun des vécus différents donc nous avons mémorisé des situations différentes et donc nous avons construit des catégories mentales différentes avec lesquelles nous raisonnons. L’intensité de la vie sociale permet de relativiser cette différence. Si nous passons le plus clair de notre temps en groupe nous avons de forte de chance de vivre les « mêmes » situations – bien que perçues selon un point de vue différent par chacun selon sa place lors de la situation et interprétées différemment en fonction des expériences passées. En bref, arriver à un haut degré de compréhension mutuelle est un défi.

Ces efforts ont conduit les humains à réfléchir à leur façon de construire des catégories. Comment s’assurer que la définition d’untel est meilleure que celle d’untel et qu’on doive l’adopter ? Au début ça s’est probablement fait intuitivement. Mais une fois certains termes et leurs définitions admis, comment les remettre en question s’ils s’avèrent moins efficients qu’il ne le faut ?

Les humains ont donc décomposé le monde, sans s’en rendre compte, entre les objets et leurs propriétés. C’est à partir de leurs propriétés respectives qu’on peut comparer deux objets et décider de les regrouper sous une même catégorie ou en inventer une différente pour chacun.

A force de distinguer l’objet de ses propriétés les humains ont pu créer des chimères à partir de propriétés qu’ils ont constatées chez différents objets. Le terme « chimère » est même particulièrement approprié puisqu’il désigne justement un animal mythologique ayant des propriétés de lion (un corps et une tête de lion), des propriétés de chèvre (une deuxième tête de chèvre) et des propriétés de serpent (sa queue est une tête de serpent). De plus elle a la propriété de cracher du feu qui n’existe ni chez les serpents, ni chez les lions, ni chez les chèvres réels.

Les humains ont d’abord chercher à élaborer des catégories compréhensibles par tous. Ce faisant, ils ont développé cette aptitude à inventer des entités non-observées. A priori, vu que ces catégories désignent des objets fictifs on peut se demander pourquoi on continue d’en inventer et d’y croire après plusieurs millions d’années d’évolution. Si elles étaient inefficaces à garantir notre survie on serait très vite devenus rationnels.

Sauf que, d’une part, elles offrent parfois des explications acceptables vu l’état de nos connaissances. D’autre part elles favorisent l’action collective et soudent le groupe autour d’une identité collective difficilement contestable puisqu’elles se basent sur des assertions impossibles à vérifier empiriquement. Et quand bien même des faits contesteraient les mythes, il est toujours une réinterprétation possible pour les réconcilier.

Comme je l’ai indiqué, la vie sociale nécessite la cohésion du groupe, la bonne entente. En somme une « identité commune ». Or ces catégories fictives peuvent très bien remplir ce rôle. Même si elles ne sont d’aucune utilité pour guider la transformation du monde, elles le sont pour favoriser l’action collective.

En effet, le monde est compréhensible en fonction des techniques que nous avons pour l’expérimenter. Mais aussi de l’organisation de la société qui est issue d’une histoire que nous ignorons souvent. Cette organisation impose à nous des interactions mutuelles, des hiérarchies notamment. Ces interactions doivent elles aussi être justifiées. Notre vision du monde tend donc soit à être compatible avec ces interactions, soit à les contester.

La pensée irrationnelle est donc à la fois un moyen de légitimer un ordre social injuste avec des arguments forcément fallacieux. Et à la fois une explication acceptable de phénomènes que les techniques contemporaines ne permettent pas encore de comprendre scientifiquement.

Ces catégories fictives sont organisées en un système théorique. Celles-ci sont renversées lorsqu’un autre système théorique s’y substitue, pouvant lui aussi comprendre des catégories fictives mais généralement comprenant davantage de catégories rationnellement établies.

Le nouveau système théorique doit permettre de répondre mieux à un des objectifs donnés plus haut qui sont en réalité corrélés. C’est parce que les techniques évoluent que la connaissance du monde évolue et avec l’organisation de la production puis l’organisation complète de la vie sociale. Ce qui développe un décalage entre l’ordre social et l’ancienne idéologie censée le justifier. Tout du moins pour la partie de population qui participe à la production et constate ce qu’impliquent les progrès techniques. Le clergé régulier en revanche reste déconnecté et peut garder le culte de façon dogmatique.

Au bout d’un moment l’antagonisme entre la classe exploitée et la classe exploiteuse devient tel que le système théorique ne suffit plus à assurer la cohésion du groupe et la paix sociale. La classe exploitée ressent alors le besoin d’un nouveau système théorique pour contester l’ordre social.