Émergence et société

Parmi les phénomènes qui sont cités pour prouver que le modèle réductionniste ne peut pas tout expliquer on compte l’apparition de la vie, la conscience et enfin la société.
Ayant suivi une formation en sociologie, c’est ce dernier sujet qui m’a amené à m’intéresser à ces questions.

La « Société » est un terme polysémique, mais en sociologie on s’accorde généralement pour dire qu’il ne se résume pas seulement à un ensemble d’individus qui interagissent. Elle est aussi les choses que ces individus ont produites en interagissant et notamment le sens que ces choses ont pour eux. C’est-à-dire d’une part les outils, les bâtiments, les musiques, les langues. Et d’autre part ce que ces choses représentent pour les individus qui les ont produites ou qui les consomment, la réponse qu’ils donneraient à la question « pourquoi cette chose a été faite comme ça ? ».

La société en général devient un ensemble regroupant à la fois des individus en inter-relations, des productions matérielles de ces individus et des productions jugées « immatérielles ». Parmi celles-ci on prétend compter les normes, les mythes, les goûts notamment esthétiques / artistiques ou encore les valeurs morales… Ce sont donc des « objets » sociaux mais non-matériels, contrairement aux bâtiments, peintures, outils, vêtements, qui sont eux aussi sociaux mais matériels.

Ces objets sociaux sont aussi parfois appelés « symboliques » étant donnés qu’ils font référence à la signification que les humains donnent aux objets matériels qui les entourent. Ces objets symboliques auraient pourtant des propriétés irréductibles à des propriétés matérielles, donc émergentes. Leur évolution serait guidée par des lois purement « sociales » indépendantes des lois de la matière.
C’est d’ailleurs cette prétendue « émergence » qui justifie la séparation arbitraire entre sciences « de la nature » et sciences « humaines et sociales ». L’opposition même entre ces deux domaines scientifiques suggère que « l’humain » et « la société » ne seraient pas des choses de la « nature ».

Chaque société aurait donc une dimension « matérielle » et une dimension symbolique purement « sociale » (et sous-entendu : immatérielle). La sociologie se propose alors d’étudier les influences réciproques de la dimension symbolique et de la dimension matérielle de La Société. Ainsi, les mythes, valeurs, normes et goûts d’une société formatent ceux des individus et par conséquent déterminent leurs comportements. Ce faisant, elles influencent aussi la façon dont les individus produisent les dimensions symboliques par leurs comportements. Autrement dit, la dimension sociale d’une société participe à se produire elle-même.
Cependant, il se pose ici un problème logique majeur qui touche en général à la philosophie dualiste : comment la matière peut interagir avec de l’immatériel ?

De fait, les recherches sociologiques montrent bien que la dimension symbolique et la dimension matérielle sont intrinsèquement liées. Les mythes et visions du monde changent lorsque les caractéristiques matérielles de la société changent. Les sociétés industrielle et urbaines modernes ont des mythes différents des sociétés médiévales ou encore des sociétés de chasseurs-cueilleurs qui comptent quelques centaines d’individus. De la même façon on observe régulièrement comment l’introduction d’une nouvelle technologie bouleverse les « mentalités ». Ce fut le cas avec la roue parait-il, en tout cas avec l’imprimerie, la machine à vapeur, l’électricité puis internet.
Il y a bien des discussions pour savoir si ce sont d’abord les changements symboliques de mentalité qui ont précédé les changements matériels ou bien l’inverse, ceci dit il y a indubitablement une relation.

Comment expliquer alors que les propriétés matérielles de la société aient une influence sur ses propriétés immatérielles ? Ou inversement ? Et à partir de quel moment cette influence cesse-t-elle ?

La clé de voute est l’individu. En effet, parler des influences de la dimension matérielle sur la dimension symbolique revient en fait à se demander d’une part : comment l’environnement social dans lequel vivent des individus va influencer leurs croyances. Parler des influences de la dimension symbolique sur la dimension matérielle c’est se demander comment les croyances, goûts et valeurs des individus les amènent à prendre des décisions de transformer la matière qui les entoure.