Émergence et réduction

La phrase type de l’émergence est « Le Tout n’est pas la somme des parties ».

Tout objet matériel peut être divisé en plusieurs parties elles-mêmes matérielles. Mon ordinateur portable est l’addition d’un écran, d’un clavier, d’une carte mère, d’un disque dure, de mémoire RAM, etc… Ça signifie que quand je parle de mon ordinateur je ne parle de rien d’autre que de l’ensemble de ces éléments.
Prenons un corps humain, celui-ci représente l’objet entier étudié. Il peut être divisé en organes, os, fluides, tissus, etc… Chaque organe étant lui-même composé de cellules, chaque cellule de molécules et chaque molécule d’atomes.
On peut alors diviser le corps humain en plusieurs parties. Elles peuvent être celles qu’on a mentionné au départ : organes, fluides, tissus, os… Mais puisque ces organes, tissus, os, fluides sont eux-mêmes composés de cellules, on peut aussi sauter cette étape et considérer que les parties du corps sont en fait les cellules. Ou bien les molécules, ou les atomes.
Ainsi, pour un même Tout (ici le corps humain) on peut avoir plusieurs divisions en partie (division en organes…, divisions en cellules, divisions en molécules, divisions en atomes, et ce n’est qu’un aperçu de toutes les combinaisons possibles).

Nous avons plusieurs disciplines scientifiques différentes, la physique, la chimie, la sociologie (rpz), les neurosciences… Toutes étudient la matière (même si certaines n’en ont pas toujours conscience) mais à des niveaux différents.
Ainsi la physique est la discipline qui étudie les comportements des atomes et la façon dont ils interagissent. Alors que les molécules et leurs interactions sont plutôt le domaine de la chimie. La biologie s’intéresse aux cellules, organes, corps, bref, à la matière vivante. Ainsi de suite…
Or on remarque qu’à chaque niveau, les propriétés étudiées ne sont pas les mêmes. Ainsi au niveau des réactions chimiques on peut mesurer la viscosité d’un liquide mais on ne peut pas mesurer la viscosité d’un seul atome ou même d’une seule molécule.
La viscosité est une propriété d’un ensemble de molécule.
Pour certain cela suffit à qualifier cette propriété d' »émergente ». Ce n’est pas le sens que je donne à l’émergence dans ce blog.

Un liquide étant composé de molécules et uniquement de molécules, la viscosité serait une propriété émergente du liquide si cette propriété ne dépendait pas seulement des propriétés des molécules qui le compose.

L’émergence telle que je l’entends signifie donc qu’un objet matériel constitué d’autres objets matériels peut avoir des propriétés qui ne sont pas dues aux propriétés de ses constituants.
Voici un exemple purement théorique : prenons deux particules ayant chacune deux propriétés seulement : une charge et une masse. On les assemble pour former un ensemble de deux particules. Mettons que cet ensemble tourne sur lui-même. Le sens de la rotation est une propriété « émergente » si ni les masses, ni les charges des deux particules de base ne permettent de le déterminer.
Selon cette définition, je prétends que l’émergence est incompatible avec le matérialisme. Le matérialisme est forcément réductionniste.
La « réduction » est l’inverse de l’émergence. La réduction est le principe selon lequel toute propriété d’un ensemble peut être déduit des propriétés de ses parties.

Il faut bien comprendre ici que les « parties » correspondent à la totalité de la matière dont le Tout est fait. Si on définit la molécule comme un ensemble d’atomes, alors les atomes sont toute la matière qui compose la molécule. Elle n’est composée de rien d’autre. Si ce ne sont pas ces atomes qui déterminent les propriétés de la molécule alors ces propriétés ne sont pas d’origine matérielle.

La matière a donc certaines propriétés fondamentales, celles de ses particules les plus élémentaires. Les autres propriétés, comme la viscosité du liquide sont avant tout des formalisations mathématiques. Elles sont, comme les « lois », des outils théoriques développés par les humains pour faciliter la compréhension d’un phénomène impliquant énormément de particules élémentaires. Les formalisations mathématiques sont toujours des simplifications des phénomènes réels. Comme une moyenne statistique du comportement de tous les phénomènes d’un même type.

Avancer le principe d’émergence revient au contraire à postuler qu’une logique indépendante de la matière impose à l’objet d’avoir des propriétés particulières une fois qu’un certain degré de complexité est dépassé. Ce serait la matière qui suit les lois et non les lois qui sont déduites de la matière.
Pour défendre l’émergence il est parfois argué notre incapacité dans l’état actuel de nos connaissances à réduire un phénomène1. Je pense que cela dénote plus de nos limites techniques que d’une preuve de l’existence de l’émergence.

Nous ne sommes pas capables de déduire parfaitement certaines propriétés qu’on attribue à des phénomènes macroscopiques à partir des propriétés fondamentales de la matière. Cela n’a rien d’étonnant étant donné la quantité d’information et la précision nécessaires à de tels calculs. A ce titre il est parfaitement légitime de continuer à utiliser des propriétés émergentes en tant que modèles théoriques afin de faciliter les calculs. Il faut ajouter que nous n’avons aucune certitude quant au fait que les particules qu’on pense être élémentaires le sont bel et bien. Nous pouvons aussi avoir mal identifié leurs propriétés, ce qui serait un obstacle de plus à la réduction.
Mais d’un point de vue ontologique, je maintiens que l’émergence n’existe pas et que les modélisations non-réductionnistes sont forcément inexactes. Les théories explicatives doivent le prendre en compte et rester au maximum ouvertes aux développements des sciences étudiant les caractéristiques les plus fondamentales de la matière.
C’est d’ailleurs afin d’appliquer cette leçon à la sociologie que j’entretiens ce blog.

Plusieurs difficultés se posent au concept d’émergence. Premièrement, il faut distinguer des niveaux différents à partir desquels de nouvelles lois apparaîtraient. Or il est impossible de situer ces frontières.
Deuxièmement, il faut séparer un objet de son environnement pour en parler comme d’un Tout. Or « l’univers est l’unique système clos », tous les autres objets matériels sont en interation constante avec les objets environnants. De telle sorte qu’il est impossible de comprendre avec exactitude le comportement d’un phénomène matériel sans analyser ses interactions avec l’environnement.
Troisièmement, il faut diviser un objet, qui formerait un Tout, en « parties ». Déterminer à quel niveau on place les parties est là aussi un acte arbitraire et théorique. C’est une aide à la pensée qui suppose que la réalité serait discontinue : que les « frontières » entre les différentes « parties » existent empiriquement alors qu’elles ne sont qu’une projection de l’esprit humain. La différence entre le tout et ses composants existe mais c’est nous qui décidons d’y voir une discontinuité plus fondamentale que d’autres discontinuités qui auraient aussi pu être trouvées. Le corps humain est autant un ensemble de cellules, qu’un ensemble de molécules ou de tissus, organes, fluides…

Il se trouve que l’irréductibilité est d’ailleurs invoquée par Michael Behe pour justifier de l’existence d’un « dessein intelligent » (une volonté divine). Il prétend que les systèmes vivants sont tellement complexes en impliquant un grand nombre d’interactions chimiques en interne que ceci ne peut se dérouler sans une intelligence qui les supervise. Sous-entendu, cette complexité serait inexplicable par les propriétés de la matière.

Néanmoins pour discuter de ce sujet il faut bien délimiter ce que sont les parties d’un phénomène. Par exemple, si l’on parle de la société on est tenté de dire que les individus sont les composantes élémentaires. Mais en réalité une maison ou un texte font partie de la société. Or ils ne sont pas des composants élémentaires du mêmes types que les individus. Mais si on décompose encore ces éléments (maison, individus et livres) sont eux-mêmes constitués des mêmes composants élémentaires à un certain niveau (particules élémentaires).

1Sébastien Poinat, « Émergence et réduction dans l’histoire des sciences physiques », Noesis [Online], 17 | 2010, Online since 01 October 2012, connection on 15 January 2020. URL : http://journals.openedition.org/noesis/1733