Rap « Conscient » et Fascisme

Oui le titre est provocateur, mais pas non plus démérité.

Rocking Squat, Keny Arkana, Youssoupha, Lino, Kery James, Vald, Alpha Wann, Freeze Corleone, Sniper… On n’est pas sur des anonymes du rap game, et lorsqu’on parle rap « conscient », à prétention engagée, il s’agit même du devant de la scène. Tous n’ont pas la même responsabilité ni la même approche, mais sous prétexte de se donner mutuellement de la force, sous prétexte que certains seraient des anciens dans le rap, sous prétexte d’être de bons lyricistes ou techniciens, ils font des feats ensembles, ils participent à des projets, des festivals ensembles, ils sont encensés par la critique et diffusés par les programmateurs radios, etc…
Certains comme Keny Arkana ou Rocking Squat sont complètement engagés dans le conspirationnisme. Ils n’hésitent pas et parlent explicitement des illuminatis, de sociétés secrètes, etc… Le « conspirationnisme » est appelé ainsi parce que ses adeptes imaginent que « la société » est dirigée par une poignée de personnes influentes, une élite organisée et qui agit cachée et a souvent un ou plusieurs plans à mettre à exécution. Ils peuvent aller de garder le pouvoir pour faire de l’argent, voir pour des desseins plus obscurs comme avoir des enfants à violer…
« des épidémies peut-être pour qu’on est peur de se rassembler ou juste qu’ils puissent laisser un tas de vaccins empoisonnés peut-être avec une puce dedans serait-ce pour de la surveillance ou pour modifier nos états psychiques avec leurs fréquences »
Keny Arkana dans « V pour Vérité » datant de 2011 (l’ensemble du morceau est un florilège de délires conspirationnistes).
La thématique de la pédophilie impunie dans les hautes sphères est un mantra de ce délire complotiste (pensez à l’affaire Pizza Gate ou QAnon, des pro-Trump ont semé la rumeur que Hillary Clinton et son parti organisaient un trafic d’enfant dans la cave d’une pizzeria de New-York, des crédules sont allés jusqu’à s’inviter dans la pizzeria en question où… ils n’ont rien trouvé d’autre que des pâtons).
D’autres comme Alpha Wann ou Vald jouent avec l’ambiguïté. Dans leurs morceaux ils évoquent régulièrement les mêmes thématiques mais en faisant semblant de ne pas prendre position, ou de le traiter avec dérision :
« Illuminati, banque, Ying-yang […] les sociétés secrètes, la sorcellerie […] ça va ensemble »
Alpha Wann dans « ça va ensemble » UMLA
Évidemment, évoquer le sujet c’est déjà suggérer au public de s’y intéresser, c’est une approche classique du conspirationnisme. Évoquer une rumeur et d’ajouter « coïncidence ? je ne crois pas ». Vald est un expert dans le domaine. Dans ses interviews avec des journalistes plus que complaisants (on va parler plus loin du goût prononcé de ces journalistes ou chroniqueurs pour l’anulingus et l’abandon total de toute critique du message), vald donc nous explique qu’une communauté dirigerait le monde, organiserait le pillage de l’afrique et nous conseille de nous renseigner sur de prétendues cités perdues…
Le pas que Vald n’ose pas franchir en ne nommant pas cette « communauté », Freeze Corleone le franchit allègrement. Israël est dans le complot, les rentiers sont plus privilégiés lorsqu’ils sont juifs, CNN est dans le complot… Ici on est clairement dans le fascisme avec une obsession pour la conspiration à laquelle il est fait référence dans un nombre incalculable de ses sons, des allusions clairement antisémites et, cerise sur le gâteau, la présentation sous un jour favorable de personnalités nazies. Hitler était donc « deter » et Goebbels bon dans son métier.
Ces propos sont complètement hallucinants, favorisés par le format drill qui permet des affirmations sans aucun développement laissant un flou sur l’interprétation. Mais des personnes un minimum informées sur ce qu’est le fascisme ne peuvent pas se leurrer. Aussi le mutisme des commentateurs voir l’admiration des chroniqueurs (comme le chroniqueur sale, maskey ou le règlement sur youtube) en est que plus gerbant. Et après les débats sur Weinstein le monde du rap ne se contente plus seulement de séparer « l’homme de l’artiste », c’est dans l’œuvre elle-même qu’ils séparent le message de son expression ! Freeze Corleone est un bon interprète, avec des images parlantes donc peu importe ce qu’elles véhiculent. Ce sont des discussions qu’ils ne veulent même pas avoir, la politique secondaire, pas leur affaire. C’est tristement révélateur de l’apathie et de l’inculture en france au moins dans une partie de la population.
En 2023, loin de se remettre en question, Freeze Corleone sort un nouveau son où il clame « je préfère être accusé d’antisémitisme que de viol comme Gérard Darmanin ». Comme si c’était soit l’un, soit l’autre. La différence c’est que si concernant Gérard Darmanin cela reste au stade de l’accusation (il a été innocenté par la justice qui est loin d’être infaillible surtout sur les questions de viol), l’antisémitisme de Freeze Corleone est établi sans le moindre doute possible.
Une première explication au refus de la politique par le « monde du rap » est que le rap a une longue histoire de problèmes judiciaires pour des questions relatives à la liberté d’expression. Par conséquent la position du « monde du rap » est désormais la solidarité acritique (peu importe avec quel propos on est solidaire).
C’est ainsi que des têtes d’affiches du rap « conscient » comme Youssoupha ou Lino peuvent reprendre les antiennes antisémites du style « personne ne prendra notre défense ni le Crif ni même la Licra » (Youssoupha « Musique Nègre ») ou Lino dans « suis-je antisémite si j’ai la gerbe sur les sons de Bruel » ou encore « la liberté d’expression s’arrête aux portes de la main d’Or » (Lino « Suicide commercial »). La main d’or étant le théâtre de Dieudonné, propagateur de l’antisémitisme.
Derrière leur innocence, et sans doute que les deux rapeurs n’ont pas conscience de tout ce que charrie leurs phases, on trouve bel et bien une porosité à la propagande antisémite. La Licra et le Crif sont des cibles perpétuelles des fascistes et notamment d’Egalité et Réconciliation car ils défendraient l’état d’Israël et les Juifs en priorité. Cette phase de Youssoupha fait écho à celle de Lino : les Juifs sont privilégiés par les institutions, celles-ci les protègent plus que les autres communautés. Lino s’exprimera à propos de ces phases sur l’abcdr du son (on peut le voir sur une vidéo daylimotion datant de 2014). Il y explique bien que ce qui « le fait chier » vis-à-vis de « l’affaire Dieudonné » c’est la censure et la prescription de morale de la part du ministre de l’intérieur. C’est là qu’on voit à quel point le problème est profond, il se trouve dans l’incompréhension en france de ce que sont l’antisémitisme et le fascisme. Ce qui fait que la discussion, ici sur Dieudonné et là sur Freeze Corleone, ne porte pas sur les idées qu’ils véhiculent mais sur le fait qu’ils soient dénoncés par des pouvoirs publics.
Alors on peut admettre que ces deux rapeurs ne franchissent pas réellement la ligne rouge, mais ils contribuent à préparer le terrain pour des rapeurs comme Freeze Corleone et ses « rien à foutre de la Shoah », « j’arrive déterminé comme Hitler dans les années 30 », etc… En renvoyant dos à dos le traitement de l’esclavage et celui de la Shoah, on nous « bassinerait » avec la Shoah (le terme est d’un soutien de Freeze Corleone dans les commentaires d’un de ses clips en featuring avec Alpha Wann).

Intéressant cependant de constater que Lino déclare lors d’un repas mis en scène chez le rapeur Médine qu’il écoute Freeze Corleone en boucle, évidemment nullement gêné par la polémique en cours.
Pour finir avec ce petit tour du rap conscient il me semble nécessaire de parler justement de Médine autour de qui une nouvelle polémique a vu le jour récemment. Comme d’habitude, une bonne partie de l’extrême-droite saute sur l’occasion de se faire un rapeur et LFI (parti sur lequel il y a également beaucoup à dire). Mais c’est aussi parce que le champ est laissé totalement libre par les « antifascistes », comme je le redirais plus loin. Sans rentrer trop dans les détails en l’occurrence Médine a fait un jeu de mot avec le nom d’une personnalité ayant des origines juives (Rachel Khan) l’appelant « resKHANpé » dans un twitt. Toute la droite s’est indigné qualifiant le propos d’antisémite et dénonçant LFI de l’avoir invité à son université d’été.
Médine s’est expliqué dans un twitt expliquant qu’il faisait allusion à la carrière de Rachel Khan et pas du tout à ses origines. Je ne pense pas qu’on puisse remettre en doute la bonne foi de Médine. Cependant, plusieurs « dérapages » du rapeur sont ressortis à l’occasion de la polémique et ceux-ci posent réellement question concernant la porosité du rap conscient au fascisme.
Ses références sont en effet en mélange des genres contradictoires, il promeut tant les blacks panthers que MLK et Malcolm X (alors que MLK est un pacifiste patenté, que Malcolm X a fat partie de la Nation of Islam et les Black Panthers des communistes partisans de l’autodéfense armée, il va sans dire que mon cœur penche bien plus pour ces derniers). Il fait la pub pour le livre de Kémi Séba, un panfricaniste antisémite dont les discours sont sans ambage fascistes, ainsi que de Tarik Ramadan qui diffuse l’idéologie des frères musulmans. A propos de Kémi Séba, Médine est allé plus loin en assistant à une de ses conférences au théâtre de la main d’or de… Dieudonné où l’orateur l’a fait acclamé. Enfin il fait plusieurs fois référence au nazi Alain Soral, d’abord le présentant sous un jour plutôt favorable de résistant (comme dans la chanson MC Soraal), avant de le dénoncer (mieux vaut tard que jamais dirons-nous). Le rapeur s’est fait prendre en photo à au moins 3 reprises de Médine faisant une quenelle, le signe antisémite popularisé par Dieudonné. Là encore il a fait son mea culpa, mais le problème reste qu’au mieux il se laisse attirer par des idéologues fascistes. Bien qu’on puisse espérer qu’il ait réellement mûri sur ces sujets ses sons de l’époque sont encore disponibles sur les plateformes.

Ce que Médine prône c’est bien un rejet des oppressions et discriminations (ce qui est à mettre à son crédit) mais aussi un rejet d’un mode de vie moderne s’appuyant sur les valeurs de la religion (la pudeur plutôt que l’exhibition, la sobriété plutôt que le consumérisme, se tourner vers le spirituel plutôt que le matérialisme – dans les deux sens du terme…). Il y a un côté anticapitalisme romantique, dirigé avant tout vers l’argent, la finance, l’usure (qui par ailleurs est haram en islam) plutôt que contre le capitalisme et l’exploitation salariale. Pour cause ! Ces fameux rapeurs conscients sont bien souvent eux-mêmes des chefs d’entreprise. Quand certains n’embrassent pas carrément la mentalité petite-bourgeoise du dealer (un commerçant avec donc des problématiques de commerçants : comment refourguer sa merde au meilleur prix, bien loin donc des idéaux de la classe ouvrière) : là encore on peut citer Freeze Corleone.

Kery James, qui a un discours très semblable à celui de Médine avec qui il est très proche, distribue par exemple des bourses d’étude aux lycéens de quartiers populaires méritants. On est bel et bien dans une conception de la lutte par l’intégration dans le système capitaliste, l’idée c’est de rendre réelle la fameuse « égalité des chances ». Kery James chantait « je veux pas brûler des voitures mais en construire et puis en vendre » (Milk Coffee and Sugar ont mieux critiqué ce discours que l’extrême-gauche militante). On est donc à des années lumière de la pensée révolutionnaire (alors que ces rapeurs, Medine en tête, reçoivent la sympathie de collectifs se prétendant justement révolutionnaires, notamment des antifascistes). Là encore il est éloquent que le seule chose que Kery James trouve à reprocher à Soral est sa négrophobie pour un message que le nazi a envoyé à une mannequin (ce qu’il a évidemment raison de dénoncer). Mais il ne dit rien sur ses propos antisémites omniprésents.
« Des négrophobes comme Alain Soral dans un texto » (Kery James « Musique Nègre »).
La stratégie est en soi un aveu d’échec. L’idée de Kery James étant probablement que, vu que les propos antisémites ne suffisent pas à discréditer Soral aux yeux des jeunes de quartiers (assimilés un peu vite à l’immigration africaine ou afro-descendante), alors il faut trouver des propos racistes visant explicitement « leur » communauté.
Et pourtant… Et pourtant la plupart de ces rapeurs dénoncent la surveillance généralisée, l’autoritarisme, la censure et même le racisme ! Comment, dès lors, pouvons-nous les traiter de « fascistes » ??? En plus ils participent à des événements animés par la gauche (surtout la gauche dénonçant les violences policières et l’islamophobie).
Il faut comprendre que le fascisme n’est pas avant tout défini par ces points. D’une part le fascisme est un mouvement de masse touchant une grande partie de la population et où chacun apporte sa part. Donc ce n’est pas parce qu’ils ne défendent pas une idéologie parfaitement construite comme Hitler qu’on ne peut pas dire qu’ils jouent le jeu du fascisme.
Mais surtout, ce qui est essentiel, c’est de saisir que le fascisme est fondamentalement un anticapitalisme romantique et de comprendre ce que ça signifie. Car l’anticapitalisme romantique est une critique du système qui peut très bien passer par une critique de l’autoritarisme de l’état et de la censure. D’ailleurs quiconque connaît un peu les fascistes sait que la principale liberté qu’ils défendent c’est… la liberté d’expression. Du moins tant qu’ils ne sont pas au pouvoir.
Anticapitalisme romantique signifie être antisystème mais avec une vision fantasmée du système où celui-ci est vu comme une puissance insurmontable, très bien ficelé, organisé. Et le peuple est littéralement asservi et abruti par ce système. Seuls quelques personnes extraordinaires sont capables d’avoir la force de caractère de résister à toute cette puissance, toute cette propagande.
Le fascisme est donc le lieu où se mêlent des références révolutionnaires avec une idéalisation d’une identité, d’une âme populaire, souvent incarnée par la nation ou la race et les traditions associées et qui serait détruite par la modernité. Ce qui a été malheureusement baptiser « confusionnisme » caractérise en réalité tout simplement le discours fasciste. De manière générale. La plupart des rapeurs qui gravitent autour de Médine avancent un discours antiracistes (Kery James, Youssoupha, Lino, Médine pour les têtes d’affiches) mêlant allègrement discours identitaires (même si basée sur une religion et une origine opprimées en france) et populisme. Est-il vraiment surprenant que Médine se retrouve à une table ronde du PIR ? https://indigenes-republique.fr/hou…la-conference-lislam-au-service-des-citoyens/
Pour s’en convaincre il suffit de s’intéresser justement à l’antisémitisme, qui peut servir de passerelle conceptuelle entre le conspirationnisme et le fascisme (en comprenant en quoi le premier n’est que l’économie politique du second). L’antisémitisme fait des juifs une communauté toute puissance, contrôlant le capital financier (qui est considéré comme ce qui dysfonctionne dans le capitalisme à l’inverse du capital industriel dit « productif »). Ils agiraient de façon occulte à détruire les traditions nationales en mélangeant les peuples les désarmant alors face à leur hégémonie politique et culturelle.
Or une telle vision est désormais reprise allègrement par ce qu’on appelle le conspirationnisme sans que celui-ci ne fasse systématiquement référence à l’origine juive de « l’élite ». Et on a ainsi droit à toute la déclinaison avec Alpha Wann faisant des références conspirationnistes régulières, Vald suggérant dans ses interview qu’il existerait une « communauté » bien identifiée représentant l' »élite » dont il parle dans ses sons et Freeze Corleone qui ne prend aucune pincette. Et la continuité n’est pas que théorique : Alpha Wann et Freeze Corleone ont fait plusieurs featurings tandis que Vald confiait dans une de ses interviews « je n’écoute que Freeze Corleone » (soutenu là-dedans par Mehdi Maïzi le célèbre chroniqueur rap).
Comment on en arrive là ?
Il s’agit d’un tout lié à l’évolution de la société dans son ensemble comme de l’évolution particulière du rap. Avec sa commercialisation celui-ci a été façonné par le marketing. Et ça a forcément débordé sur le rap « conscient ». Même lui a été victime de la mise en avant du rap, même lui a acquis davantage d’écoutes, et sa « conscience » aussi n’est devenue qu’une posture (pour ne pas dire un produit marketing).
Le rap conscient prétend (à raison) que le rap est un style populaire. Dans le sens qui s’adresse au peuple, aux pauvres, pas dans le sens de connu, qui parle à tout le monde. Sauf que pour le rap conscient le peuple c’est quoi ? C’est « les jeunes de quartiers », les mêmes contre qui Sarko et l’UMP a déclaré la guerre. Ça veut dire que le peuple du rap conscient exclut de fait ce qui ne vient pas de quartier, de villes mais aussi les personnes âgées. Et même pour une grande partie les femmes, qui généralement ne paraissent pas dans les clips de rapeurs « conscients » sauf dans des histoires d’amour ou de sexe. Ni dans les textes où on ne traîne qu’avec « ses gars », on rape pour « ses khos », etc… Sauf exception.
Mais ça ne s’arrête pas là puisque les « jeunes de quartier » eux-mêmes sont assimilés quasi-systématiquement, dans le rap en général, et ça déteint sur le rap « conscient » qui se retrouve à sa traîne, au rabatteur du bas du bat’. Quid des jeunes étudiants, des jeunes travailleurs ou des chômeurs qui ne trempent pas dans ces biz ou occasionnellement ? Ils sont globalement invisibilisés.
Or quelle est la mentalité du dealer ? Une mentalité de commerçant, une mentalité petite-bourgeoise hyper-individualiste. Voilà à qui prétend s’adresser le rap conscient à cause du rap mainstream qui a fait du dealer la figure représentative du jeune immigré de quartier. Forcément, dans ce contexte les seules idéologies qui sont à sa portée sont des idéologies petites-bourgeoises, réactionnaires / religieuses, romantiques voir carrément fascisantes comme on l’a vu ci-dessus. Notez bien qu’il est question ici de « mentalité » petite-bourgeoise, ça ne signifie pas que leur vie est facile ou qu’ils roulent sur l’or.
Le rap « conscient » se retrouve incapable de remettre en cause la propriété privée, la commercialisation de tout ce qui peut se vendre, puisque la propriété privée, c’est après ça que les petit-bourgeois courent et le commerce de tout et n’importe quoi est l’activité des dealers. En revanche l’état et la police sont évidemment des ennemis tout désignés, convenant à une mentalité encore parfaitement petite-bourgeoises selon laquelle l’Etat constitue un obstacle au commerce, à l’enrichissement (parfois cachée derrière l' »égalité des chances »).
Ajoutons à cela que, si la figure du « jeune de quartier » et du rapeur ont pu être discrédités par le passé ce n’est plus le cas. Avec le succès du rap la street cred est devenue vendeuse. Si avant le rap conscient pouvait protester contre l’image sous laquelle on présentait les jeunes de quartier, aujourd’hui les rapeurs ont au contraire intérêt à revendiquer cette image. Pour le dire grossièrement le rap conscient ne trouve plus de choses à contester depuis que des jeunes des quartiers sont devenus des stars et ont été intégrés à la bourgeoisie. Il se tourne donc naturellement vers un système fantasmé et une élite inexistante.
On peut grosso modo distinguer deux écoles, une ancienne plutôt capitaliste avec quelques relents réactionnaires contestables mais un engagement sincère plus ou moins poussé pour la tolérance d’une part et une nouvelle école clairement fasciste d’autre part. Mais ça reste du domaine de l’archétype et il semble existé une certaine continuité entre les deux.
La première école regrouperait la clique à Kery James avec Médine, Youssoupha et Lino. Ce sont des anciens du game. Leur engagement est très lié à une pensée religieuse, un refus de ce qui est improprement appelé « matérialisme » au profit des valeurs humaines et de la spiritualité. Cette approche est justement datée à l’heure où le rap qui vend est totalement matérialiste avec des protagonistes qui expliquent que, parce qu’ils ont manqué aujourd’hui on ne pourrait pas leur reprocher de vouloir être riches ni les moyens qu’ils y mettent.
Aussi Médine tient compte de cette évolution pour proposer une approche chimérique insipide mélangeant new school et old school. Son but est sans doute de parler aux nouvelles générations sans être « chiant » mais en faisant tout de même passer un message plus intelligent que « faire de la thune, collectionner les bitches et une villa au bord de la mer pour la mama ». Le résultat est en fait une abdication du rap conscient old school. On voit ainsi qu’entre deux seizes rappelant l’importance de la tolérance, Médine invite Koba la D dans son grand paris 2 alors que ce dernier est au milieu d’une « polémique » et déprogrammé de plusieurs festivals car il a relayé un tweet félicitant un père ayant tué son fils parce qu’il est gay.
En face la nouvelle école a bien plus de succès car elle n’a pas à faire de contorsion pour se permettre de l’egotrip et du matérialisme. C’est l’avantage du fascisme d’être suffisamment irrationnel et porté sur les émotions pour que ses contradictions ne l’embarrassent pas. Alpha Wann qui vient du rap old school reprend le flambeau de la sobriété, du spirituel face au matérialisme avec un soupçon de posture anti-raciste mais y ajoute allègrement du conspirationnisme. Ce qui ne peut que plaire et ce qu’il peut se permettre étant donné que le rap game lui reconnaît le mérite de s’être hissé parmi les MC les plus écoutés à force de travail, de patience et de talent, sans compromission. Alpha Wann peut alors dire que « les noirs à la télé sont pas respectés ou pas respectables ». Derrière cette phase on peut voir se dessiner sa vision de la société. Premièrement, et à l’instar de Kery James, il insiste sur l’identité et non sur la classe sociale. Les opprimés sont les immigrés et leurs descendants en particulier ceux de couleurs. Les opprimés qui réussissent sont donc nécessairement des vendus, des traîtres. Deuxièmement l’ensemble des institutions est pourri, corrompu, on ne peut se faire sa place dans les médias en restant respectable.
Cette nouvelle école cependant ne dénonce plus le matérialisme mais adopte un discours en soi bien plus politique malgré une posture de sainte nitouche. Si le système est pourri c’est à cause d’une élite, financière, organisée qui manipulent le peuple et se sert des gouvernements comme ses pions.
Les deux écoles s’entendent puisque la première n’a pas le background politique pour comprendre en quoi la seconde est fasciste et qu’elle pense elle-même davantage en termes d’identité que de classe. D’autre part, elle est tellement obsédée par le problème de sa modernisation qu’elle pense que la nouvelle école réussit là où elle échoue (et on verra que c’est la même chose pour les antifascistes). C’est que le débat entre oldschool et newschool suite à l’immersion de l’autotune en masse a été enterré par les Médine, Lino, et consorts. Il ne fallait pas diviser les stars issues des quartiers. L’esprit communautaire passe avant tout, il faut se donner de la force mutuellement. Ceci a été facilité par le succès commercial de la newschool et l’échec de la oldschool. Avec leur mentalité populiste ne comprenant pas ce qu’est une classe sociale donc le prolétariat ou la musique populaire, les Médine et consorts ne pouvaient que considérer que critiquer la newschool c’était critiquer les goûts du « peuple » donc faire du mépris de classe, ne pas être capable de se remettre en cause. A l’inverse il fallait se demander pourquoi son son ne « marche » pas (comprendre commercialement)…
Donc on a accueilli à bras ouverts toute cette nouvelle vague de rapeurs et on a totalement laisser le regard critique et l’analyse des messages de côté. Le consensus est la norme. Et aujourd’hui quand on regarde les konbinis, les compilations de rapeurs parlant les uns des autres comme ça abonde sur youtube on voit des concours de complaisance avec seulement Booba qui sort du lot ayant construit son identité sur le clash.
Cette apathie totale résulte en ça : plusieurs millions de vues et de streams pour un antisémite revendiquant la consommation de codéine, des feats avec des têtes d’affiche du rap commercial (kaaris) et maintenant même à l’international. Et aucune voix discordante.
C’est symptomatique de notre époque de défiance irrationnelle envers toute initiative du gouvernement, comme les vaccins. De pullulement du conspirationnisme…
Et l’antifascisme dans tout ça ?
Comme d’habitude, à la ramasse. Il ne s’est trouvé que quelques collectifs isolés pour dénoncer Freeze Corleone (touchant bien plus de personnes que n’importe quel groupuscule fasciste). De même, durant la polémique lié à Médine et Rachel Khan l’extrême-gauche s’est focalisé sur le fait que la droite était à la manœuvre (le média Contre-Attaque, ex Nantes revolté, nous présente Médine comme un allié politique).
Le fait est que, depuis les révolte de 2005 où l’extrême-gauche était là aussi à la ramasse, elle tente de se rattraper en faisant du jeune de quartier LE sujet révolutionnaire. Or elle peine à toucher cette population et donc sombre dans l’opportunisme en se concentrant uniquement sur les sujets qui lui permettent d’y avoir un peu d’audience (plutôt que de miser sur ses forces : l’analyse révolutionnaire de la société) : les violences policières et la lutte contre le racisme.
Là encore je suis très péremptoire et résume la problématique à son aspect qui me semble principal. Néanmoins ceci suffit, avec l’éternel carence théorique concernant le fascisme et l’antisémitisme qui explique que l’extrême-gauche était (encore) à la ramasse (décidément) lors de l’affaire Dieudonné, à comprendre comment elle est dans l’incapacité de critiquer Médine. Celui-ci leur sert de caution « quartier » en glissant des références mal digérées et vidées de leur contenu communiste dans ses chansons et en participant à des rassemblements communs (comme autour du collectif Adama Traoré).