Une espèce qui les déclasse toutes

Le succès de notre espèce sur le plan de la sélection naturelle est difficilement contestable. L’espèce sapiens n’a aucun prédateur et est la prédatrice de toutes les autres espèces. Elle habite tous les continents et notamment des climats très différents les uns des autres. Les maladies parviennent à être endiguées et nous sommes capables d’étudier les organismes microscopiques qui les causent, les virus ou les bactéries tout comme des astres qu’on mettrait des milliers années à atteindre si on se déplaçait aussi vite que la lumière.

Cette quasi-hégémonie est le résultat d’un processus complexe mais étonnamment rapide à l’échelle des temps géologiques ou même biologiques. Rappelons juste que 635 millions d’années nous sépare de l’apparition des premiers animaux.1 Eux-mêmes sont le fruit d’une évolution d’un milliard d’années depuis les premiers organismes de plusieurs cellules (algues).

En comparaison nos ancêtres et ceux des chimpanzés se sont différenciés il y a environ 10 millions d’années. 620 millions d’années après l’apparition de premiers animaux. Les premiers outils lithiques (= en pierre taillée) remontent à environ 2,5 millions d’années2. Ces outils sont les plus anciennes données archéologiques qui distinguent notre lignée de celle de nos cousins chimpanzés.

En 300 000 avant Jésus-Christ apparaissent les premiers représentants de notre espèce Homo Sapiens. En 10 000 avant Jésus Christ ceux-ci n’avaient plus grand chose à craindre des prédateurs et ils s’attaquaient à n’importe quel animal terrestre. En Amérique et en Australie, l’arrivée des Homo Sapiens a entraîné plusieurs extinctions massives d’espèces. A partir de là tout s’accélère, on est déjà quasiment 10 millions d’années après la séparation entre la lignée humaine et celle des chimpanzés.

L’adaptation par mutation des gènes et transmission à la descendance a été supplantée par l’adaptation culturelle. Celle-ci est dépendante de celle-là mais en unissant leurs efforts les humains sont parvenus à mieux appréhender collectivement leur environnement qu’en comptant sur leurs seules forces individuelles. Ils sont ensuite parvenus à transmettre aux générations suivantes non plus seulement leurs gènes mais aussi leurs outils, leurs techniques de fabrication, leurs façons d’organiser le travail, leurs opinions sur le monde et la place qu’ils y occupaient.

Jusqu’à ce que l’humain doive s’adapter à un environnement où il occupe lui-même la première place, le premier danger pour sa propre vie.

Plusieurs pistes ont été avancées pour connaitre les caractéristiques des humains déterminées par leurs gènes qui sont à l’origine de ce basculement.

  • Le fait qu’ils soient des créatures privilégiée à l’image de Dieu ou dotés d’une âme. Mais étant donné que ni l’âme, ni dieu n’existent, c’est peu probable.
  • L’art, le sens esthétique. Pour ce qui est de l’art le problème est sa définition très vague. Concernant le sens esthétique la définition est là aussi vague. Des débats subsistent donc pour savoir s’il s’agit réellement d’une spécificité humaine. Comment expliquer les plumages des oiseaux et leurs parades si ce n’est pas pour paraître plus beau aux yeux de leurs partenaires ? Certains auteurs3 arguent que ce sont seulement des signes exprimant la qualité du patrimoine génétique à la femelle afin qu’elle puisse choisir le meilleur géniteur pour ses oisillons. Néanmoins ça n’exclue pas que le moyen de faire la démonstration passe par l’esthétique.
  • La fabrication et l’usage d’outils. D’autres espèces utilisent des outils. Quant à les fabriquer c’est compliqué à définir car quand un chimpanzé effeuille une brindille avant de s’en servir pour débusquer des termites on peut parler de fabrication. Mais c’est une piste intéressante étant donné que les matières prélevées dans l’environnement sont ensuite transformées par les humains bien plus que par n’importe quelle autre espèce animale.

Le problème de cette proposition c’est qu’elle n’est pas une caractéristique directement héritable génétiquement. Elle est plutôt un comportement. Même si celui-ci est l’expression d’une particularité physiologique, c’est cette particularité qui nous intéresse.

  • La bipédie et le pouce opposable sont en revanche des caractères issus de mutations génétiques qui facilitent l’usage et la fabrication d’outils. La bipédie car elle libère les membres supérieurs qui ne servent plus au déplacement. Le pouce opposable car il facilite la préhension et la manipulation d’objets.

C’est un point sans doute très important cependant il ne suffit pas à expliquer pourquoi les humains se sont mis à fabriquer des outils. On se doute que la cause qu’on cherche se trouve avant tout dans le cerveau.

  • Le langage articulé. C’est-à-dire avec des syllabes qui, suivant leur ordre, forment des mots aux sens différents et des mots qui, suivant l’ordre dans lequel ils se succèdent, forment des phrases aux sens différents. C’est vrai que c’est une spécificité de l’humain mais comment savoir si ce langage est plus sophistiqué que d’autres langages que nous sommes incapables de comprendre comme les chants des baleines ? De plus la structure du langage n’explique pas les sujets dont nous discutons. Il serait même plus prudent de supposer l’inverse : le langage articulé est un outil développé par les humains pour pouvoir parler de davantage de sujets et de sujets plus techniques. Il n’est pas tombé du ciel.
  • La transmission du savoir. Elle est sans aucun doute essentielle mais en réalité beaucoup d’autres espèces animales (si ce n’est toute) en sont capables. Puis, de même que pour la proposition précédente, la capacité de transmettre du savoir ne détermine pas a priori quel savoir est transmis et surtout à quel point ce savoir est transformé et enrichi par la génération suivante.

C’est donc plus particulièrement dans les capacités de raisonnement qu’on suppose la distinction fondamentale.

  • La planification, c’est-à-dire la capacité de se représenter un objectif et d’élaborer une suite d’opérations pour l’atteindre. On rejoint la fabrication d’outil. La capacité de planifier permet d’avoir une idée de la forme final de l’outil qu’on veut fabriquer et des différentes modifications qu’on doit apporter à la matière première pour y parvenir. Là encore, on trouve cette capacité chez des animaux bien qu’à un degré moindre. Ils prévoient moins à l’avance mais surtout ils prévoient beaucoup moins comment rebondir sur les conséquences de leurs actes.
  • Le cerveau social. C’est-à-dire l’ensemble des caractères qui permettent de vivre en groupe, comprendre les intentions des autres, comprendre que les autres peuvent comprendre nos intentions. Ce qu’on appelle aussi « théorie de l’esprit ». L’hypothèse de base part de l’idée que c’est plus complexe d’interagir avec d’autres individus qu’avec des objets inertes. Le premier cas nécessiterait de bien meilleures aptitudes intellectuelles. C’est une proposition que j’affectionne car je pense en effet que la vie sociale a été le premier catalyseur de nos aptitudes intellectuelles. Pour vérifier cette hypothèse on a comparé la taille des groupes à la taille du cerveau pour plusieurs espèces animales différentes or ça ne correspond pas toujours. On a ensuite comparé le volume de la partie du cerveau « dédiée »4 aux relations sociales et aux opérations intellectuelles complexes (le cortex préfrontal chez les mammifères) au volume du cerveau en général. On en a déduit un ratio : volume du cortex préfrontal / volume du cerveau. Puis on a comparé ce ratio pour plusieurs espèces différentes à la taille des groupes ou à la complexité des relations formées par leurs membres.
  • La cerveau imaginatif, c’est ce qui est défendu par Jean-François Dortier, fondateur de la revue Sciences Humaines et qui s’est fixé un l’objectif de comprendre l’être humain par une synthèse de tous les savoirs scientifiques le concernant. Il tient un blog sur cette question. Le cerveau imaginatif fait référence à la capacité à imaginer des situations qu’on ne vit pas réellement. C’est lié à la question de la planification (voir l’objectif final mentalement avant de l’avoir fabriqué). La théorie du cerveau imaginatif consiste aussi à ce que notre cerveau ne raisonne pas à partir de mots mais d’images.

L’idée de cerveau imaginatif me plaît, cependant contrairement au cerveau social elle ne contient pas d’explication sur son développement phylogénétique. C’est la porte ouverte à l’idée d’une spécificité humaine tombée du ciel. Alors qu’elle descend probablement d’aptitudes partagées par les autres animaux qui se sont confirmées chez les humains. Je pense donc qu’il faudrait mêler les deux réflexions.

Le cerveau « imaginatif » permet de comprendre comment les raisonnements se manifestent à nous. Le cerveau social permet de comprendre comment ce type de raisonnement s’est développé. J’aimerais explorer cette voie avec ce que j’appelle la pensée par abstraction.

L’idée est que le cerveau par définition mémorise, distingue et donne plus ou moins d’importance aux stimuli de l’environnement. Il crée ainsi une vision cohérente et consciente du monde. Puis lorsque les animaux sont en société, qu’ils doivent collaborer et vivre ensemble, ils doivent alors partager ces visions du monde. Pour ce faire, ils découpent le monde en catégories. Chaque catégorie correspond à un objet, à un phénomène, une propriété que peuvent avoir les objets ou une sensation, une situation5.

Pour construire ces catégories on est obligé de faire abstraction d’un certain nombre de choses qu’on ressent car elles rendraient ces catégories trop difficiles à utiliser pour se comprendre. On ne peut donc pas exprimer ce qu’on ressent dans un langage compréhensible par les autres sans le déformer.

Cette capacité à produire des catégories mentales compréhensibles par tous s’est énormément prononcée chez les humains car pour ceux-ci plus que pour toute autre espèce de vertébrés la vie en société a été indispensable pour survivre. Le langage articulé est sans doute une conséquence mais aussi un accélérateur de ce processus.

La communication a pour objectif de permettre l’action collective et pas de donner l’occasion à chacun de témoigner fidèlement de ce qu’il ressent / perçoit. Par conséquent le langage crée une distance entre ce qu’on dit et ce qu’on pense réellement. Cela demande aux humains la capacité de faire de plus en plus abstraction des choses réelles pour créer des catégories mentales utiles.

L’intérêt de cette approche d’un point de vue matérialiste me semble-t-il est qu’il explique que des catégories soient irrationnelles sans supposer qu’elles aient été créées par l’esprit humain. Ces catégories irrationnelles sont possibles par le développement matériel de la capacité d’abstraction. Et cette capacité d’abstraction progresse parce que même si elle éloigne l’humain du réel, elle rapproche les humains entre eux. Partager des expressions, des traditions et des mythes soude le groupe. Ce qui favorise l’abnégation et donc l’action collective.

Les espèces humaines

Les sens et le sens

Développement des inégalités

1 baladesnaturalistes.hautetfort.com/archive/2015/03/22/apparition-des-cellules-eucaryotes-cellules-a-noyau-une-nouv-5588329.html

2 Voir cette immense base de données préhistoriques : Les premiers outils utilisés par l’homme préhistorique

3 Cités par Juan Luis Arsaga dans son livre La Fabuleuse Histoire de la Vie paru en 2021.

4 « Dédiée » entre guillemet car il devient de plus en plus compliqué d’associer une aptitude intellectuelle à une région cérébrale particulière, surtout pour lorsqu’elle est complexe.

5 Les réflexions de Damasio sur ce sujet (ce qu’il appelle les sentiment, « feelings ») me semblent rejoindre celles que je commence à développer ici.