Les structures sociales

Les intellectuels militants de nos jours sont tous majoritairement structuralistes. C’est que le structuralisme est en vogue dans les universités de sciences sociales. De plus, les principaux représentants du structuralisme étaient eux-mêmes militants.

En anthropologie, le plus célèbre représentant du structuralisme est Claude Lévi-Strauss. En sociologie il s’agit de Pierre Bourdieu, qui a été inspiré par Lévi-Strauss. En philosophie Michel Foucault est une des références des militants et lui aussi est structuraliste.

Lorsque j’étais en fac de sociologie un enseignant a classé Karl Marx comme un structuraliste, c’est une grosse erreur. La philosophie de Karl Marx a été baptisée « matérialisme dialectique ». Ce qui signifie grosso modo « science de la matière en mouvement ». Or le structuralisme est incompatible avec l’idée de matière en mouvement car c’est une théorie qui postule l’existence de « structures sociales ».

Premièrement, une  structure sociale est quelque chose d’immatériel. On ne peut pas mesurer une structure sociale. Cependant plusieurs auteurs ont tentés des bricolages pour rendre les structures sociales matérielles, ce qui ne va pas sans contradiction. Car, deuxièmement, le propre d’une structure sociale est d’être anhistorique. C’est-à-dire qu’une structure sociale est permanente et engendre toujours les mêmes effets. Le propre d’une structure sociale est de se « reproduire », comme dirait Bourdieu. C’est-à-dire de se réaliser toujours sous une même forme. On parle aussi parfois d' »isomorphisme institutionnel ».

Par conséquent, le structuralisme n’est pas matérialiste car il suppose l’existence de choses immatérielles. Et il n’est pas dialectique car il suppose la permanence d’une structure et de ses effets indépendamment de l’histoire.

Pour comprendre ces discussions il faut reconnaître qu’une structure sociale est comme une configuration idéale (idée ≠ matière) des individus. C’est une configuration fermée, qui suit sa propre logique. Les individus au sein de cette structure ont chacun une place déterminée et un rôle à jouer. Une société est alors conçue comme un assemblage de différentes structures sans lien historique. C’est-à-dire qu’en théorie, pour le structuralisme, un état sous sa forme moderne aurait très bien pu exister à l’antiquité et que la démocratie athénienne antique pourrait très bien exister aujourd’hui même.

Une institution religieuse, un état, une entreprise, un club de boxe… sont tous des exemples de structures sociales.

La source de cette erreur est que les structuralistes cherchent des déterminismes exclusivement sociaux. C’est-à-dire selon qu’ils font leur la croyance selon laquelle social et nature sont deux choses distinctes. Pour les structuralistes un individu est donc sujet à des lois naturelles (les lois de la physique) et à des déterminismes sociaux.

Cette position est avant tout militante. Les structures sociales sont présentées comme les vecteurs de la permanence dans la société. Elles sont ce qui conforme nos comportements, ce qui nous assigne à des rôles. Elles sont ennemies de la liberté.

La plupart des critiques universitaires dirigées contre le structuralisme dénoncent justement ce déterminisme. C’est le cas des courants pragmatistes et constructivistes. Or c’est justement l’inverse qui pèche : le structuralisme admet le libre-arbitre. Ainsi que l’expliquait un enseignant le courant individualiste en sociologie voit la société comme le résultat de tous les choix individuels. Il donne une place prépondérante au libre-arbitre mais ne renie pas non plus toute forme de déterminisme. A l’inverse le holisme, courant dans lequel on classe le structuralisme, donne une place prépondérante aux déterminismes pour expliquer les choix individuels. Mais il reconnaît l’existence d’un libre-arbitre capable de s’affranchir de ces déterminismes. Cet enseignant en venait à produire un tableau schématique de ce type :

Individualisme Holisme
Déterminisme 10,00% 90,00%
Libre-arbitre 90,00% 10,00%

Ce que révèle ce schéma est qu’en réalité ces deux courants sont les deux faces d’une même pièce. Malgré les controverses ils sont d’accord sur l’essentiel.

Le structuralisme est incapable de remettre en cause l’existence du libre-arbitre. La raison à cela est que les structures sociales sont permanentes, elles ont tendance à se reproduire comme on l’a vu. Or les structuralistes sont malgré tout contraints de reconnaître que le monde change. Nous ne sommes pas dans la même configuration aujourd’hui qu’il y a 100 ou 1000 ans.

Or leur théorie des « structures sociales » est incapable d’expliquer ces changements puisque ces structures sont faites pour se reproduire. Le seul moyen d’expliquer le changement est donc de recourir à cette chimère métaphysique qu’est le libre-arbitre. Le changement est encore une fois dû à une force immatérielle. Ce sont les choix individuels libres qui provoquent le changement.

Il faut alors que le structuralisme résolve un problème épineux : qu’est-ce qui différencie un choix « libre » d’un choix « influencé par les structures sociales » ?

En termes simples la réponse est : la compréhension de ce qui nous détermine (ou la « déconstruction » pour les plus influencés par Foucault). Or, on n’en attend pas moins d’une théorie universitaire qu’elle donne la part belle aux intellectuels. C’est bien les sociologues qui ont pour métier précisément de décoder la façon dont le monde fonctionne. Ce sont eux qui décortique les mécanismes de la domination. Et c’est en achetant leurs livres et en lisant leurs théories qu’on peut mieux comprendre ce qui nous détermine et ainsi devenir maîtres de nos propres choix.

Bien sûr si on supprime l’artificielle distinction entre social et nature tout cela devient bien plus difficile à soutenir. Est-ce-que connaître la gravité nous permet de nous en affranchir ? Non. On peut s’en servir, certes, mais on ne supprimera pas la gravité. La fusée décolle de la terre mais ce n’est pas en décidant par un acte libre d’ignorer les lois de la physique. Il en va de même pour le social. Vous pouvez comprendre tant que vous voulez que l’école reproduit les inégalités sociales (une des thèses favorites de Bourdieu) ça ne suffit pas à supprimer le phénomène. On se rend bien compte que ces « mécanismes sociaux » dépassent largement nos choix individuels.

En fait de façon pus générale on peut se demander dans quelle mesure une connaissance se traduit en action ? Quel est l’effet réel d’une acquisition de savoir sur l’action ? La question se pose alors que partout et tout le temps nous rencontrons des gens qui n’agissent pas selon ce qu’ils pensent être la bonne chose à faire. Combien pensent que le véganisme est justifié en voyant l’industrie de la viande mais ne franchissent pas le pas ? Combien pensent que notre vote n’a qu’une influence minime mais pourtant font à l’urin… l’isoloir ? On peut juxtaposer les exemples indéfiniment. Le structuralisme réhabilite l’idée libérale poussiéreuse selon laquelle nous faisons d’abord des calculs rationnels dans notre conscience avant de prendre une décision puis de l’appliquer par l’action.

D’autre part, les structuralistes laissent en suspens la question de ce qui nous détermine à aller lire des livres de sociologues, à comprendre ce qu’ils racontent, à être réceptifs à leurs points de vue plutôt que de les rejeter en bloc, à agir selon ces points de vue… Pour cause, ils savent qu’ils seraient très prétentieux de prétendre que ceux qui ne se sont pas rangés de leur côté n’ont juste pas compris la profondeur de leurs analyses. Alors ils bégaient qu’ils sont plus ou moins censurés de par leur posture critique. Et pour expliquer que ceux qui lisent leurs livres ne tombent pas forcément d’accord ils arguent que les récalcitrants sont dans une position privilégiée. C’est parce que ces théories leurs sont hostiles qu’eux-mêmes y deviennent hostiles.

On pourrait rétorquer qu’au sein des milieux militants comme dans les universités ils ont une place de choix. On voit régulièrement des Pinçon-Charlot passer dans des émissions de télé. France inter ouvre leurs antennes à une large panel d’intellectuels façonnés au structuralisme. On peut aussi rétorquer qu’ils ont un franc succès au sein de la petite-bourgeoisie intellectuelle, et notamment des étudiants. Ce qui ne correspond pas réellement aux classes dominées dont ils prétendent servir les intérêts. Même s’il est vrai que nombre de bourgeois ostracisent leur sociologie critique.

Il faut remettre cette théorie sur ses pieds. Les réflexions conscientes ne sont pas ce qui détermine l’action. Elles la justifient. Elles sont déterminées par les mêmes conditions qui déterminent l’action. Ces conditions sont effectivement les multiples interactions que nous avons entre nous et avec notre environnement mais aussi notre génétique. Il faut abolir la frontière entre nature et social. Le social est le nom qu’on a donné à des phénomènes naturels. En dernière instance le libre-arbitre doit être reconnu pour ce qu’il est : un bricolage conceptuel permettant de sauver notre orgueil et rien d’autre.

Comment s’affranchir des déterminismes ? On ne le peut pas. La théorie joue-t-elle un rôle dans l’évolution (et les révolutions) des configurations sociales ? Oui, mais elle en est un produit non un moteur.

Prenons l’exemple de Bourdieu. Celui-ci s’intéresse de près à ce qu’il appelle la reproduction des classes. Mais il se focalise surtout sur les pratiques culturelles et leurs valorisations inégales. Ce qui l’amène souvent à redéfinir les classes sociales sur la base non des rapports de production, comme dans le marxisme, mais du « capital culturel ». Grosso modo il y aurait un type de connaissances qui serait légitimé et d’autres connaissances qui seraient délégitimées. Les connaissances « légitimes » sont diffusées dans les médias et dans les programmes scolaires. Si on a de l’affinité avec les connaissances légitimes on peut se faire bien voir, on peut aussi acquérir des diplômes et donc accéder à des places plus élevées.

Sauf que Bourdieu explique que nous ne sommes pas à égalité face à ce savoir. Il dénonce à juste titre le mensonge de « l’égalité des chances ». Selon ce mensonge nous serions à la base tous sur la même ligne de départ, on aurait les mêmes « chances » à la naissance. Donc ceux qui finissent avec des emplois de merde seraient juste moins méritant, ils ont moins travaillé à l’école par exemple. Sur ce point on ne peut que saluer l’apport de Bourdieu qui a enterré cette vision des choses particulièrement humiliante pour les salariés du bas de l’échelle qui, en plus d’avoir un emploi de merde, s’entendent dire qu’ils le méritent parce qu’ils sont fainéants ou bêtes.

Là où Bourdieu s’éloigne du matérialisme c’est lorsqu’il s’agit de savoir comment une culture (légitime ou illégitime) évolue. Pour schématiser, les « classes populaires » ont une culture populaire et les « classes dominantes » ont une culture dominante. La culture « légitime » est bien évidemment la culture de la classe dominante, là-dessus on retrouve parfaitement ce que disait Marx.

Chaque culture, dominante et populaire, est cohérente avec les conditions de vie de la classe correspondante. Par exemple il explique que les ouvriers aiment les féculents comme les patates parce que c’est un plat consistant, qui cale bien. Donc qu’il donne l’impression d’avoir bien récupéré l’énergie perdue par le travail. En plus ce sont des denrées accessibles aux bas salaires.

Bourdieu cerne bien les échanges entre cultures sont possibles. Un individu de classe populaire n’aura pas nécessairement une culture cohérente avec ses conditions matérielles d’existence. La surexposition à la culture dominante via les médias ou l’école fait que des ouvriers peuvent saluer les idées de la classe dominante et les productions culturelles (musique, film, émissions radiophoniques…) qui les diffusent. De même, la classe dominante peut récupérer des styles, des esthétiques populaires, comme le rap par exemple.

Sauf que sur ce dernier point Bourdieu comprend assez mal comment ça se passe. Pour lui c’est avant tout la lutte qui permet aux « dominés » d’imposer certaines de leurs valeurs dans les productions culturelles dominantes. C’est là que Bourdieu quitte le terrain du matérialisme. Il refuse de voir qu’en étant récupérées les productions des classes populaires sont systématiquement vidées de leur essence prolétaire. Seule l’esthétique est récupérée, la forme, jamais le fond.

Pour cause, Bourdieu n’analyse pas comment les conditions matérielles d’existence évoluent. Alors que c’est elles qui déterminent en dernière instance les cultures de classe. Par conséquent il voit les rapports entre les cultures dominée et dominante, il voit comment elles peuvent se mélanger, comment l’une peut s’imprégner de l’autre. Mais il ne fait qu’apercevoir la relation de ces cultures avec leurs bases matérielles. Et notamment les liens entre l’évolution des rapports de classe et les évolutions culturelles. Pour lui les changements qui opèrent dans le domaine culturel ont des causes culturelles. Il existe bien, comme on l’a vu avec l’exemple des patates, une cohérence entre le domaine culturel et le domaine « matériel » mais Bourdieu ne la conçoit pas comme le résultat d’une relation de cause à effet.

Et d’un côté cette erreur est logique. Bourdieu croit à l’émancipation par l’esprit critique. Il veut croire à son utilité sociale en tant qu’intellectuel. Il le dit lui-même explicitement. Ses cours et ses livres sont censés permettre aux dominés de comprendre par quels ressorts ils sont maintenus dans une position de dominés. Le simple fait de « comprendre » devrait permettre aux dominés de s’émanciper de cette domination. Donc un simple travail culturel de lecture des œuvres de Bourdieu serait la cause de l’émancipation. Bourdieu ne se demande donc pas ce qui fait qu’un dominé veuille s’émanciper. Un dominé peut bien savoir par quels mécanismes il est maintenu à des emplois de merde sans pour autant vouloir entrer en conflit avec ceux qui l’y maintiennent (et qui ne sont pas réellement identifiés d’autant que pour Bourdieu il s’agit avant tout d’une structure sociale, d’une machine bien huilée). D’autre part, il ne parle pas de la capacité ou de la possibilité de s’émanciper. La domination a aussi des garanties matérielles. Les soulèvements sont réprimés matraques à la main, le savoir ne suffit pas à annuler la douleur.